lundi 31 mars 2014

L'Anti-Oedipe (chapitre 1) : Les machines désirantes (2)


À présent que les machines désirantes ont été définies comme ce qui relève de la production, contrairement au corps sans organes, qui relève de l'anti-production, il faut mettre de l'avant le conflit qui en découle; car, les machines désirantes ne marchent que détraquées, produisant activement au nom de la vie tout en engendrant le corps sans organes comme instinct de mort suivant la souffrance du corps, lequel refuse d'être dans un état figé. Et, comme nous le verrons, le corps sans organes ne peut supporter le bruit de la production des machines désirantes, au point où il se retourne contre elles... En parallèle, un nouveau rapport prend place dans la seconde partie du premier chapitre de l'Anti-Oedipe : celui entre la loi de la production de production (propre à la production désirante et à la production sociale) et la loi d'enregistrement (propre au corps sans organes et au socius). Il va sans dire que la machine deleuzo-guattarienne gagne en armes pour mieux attaquer la psychanalyse et son jeu de « papa-maman »...

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« Chaque connexion de machines, chaque production de machine, chaque bruit de machine est devenu insupportable au corps sans organes. Sous les organes il sent des larves et des vers répugnants, et l’action d’un Dieu qui le salope ou l’étrangle en l’organisant. »
Gilles Deleuze, L’Anti-Œdipe, p. 15.

Les machines désirantes produisent, fonctionnent et se détraquent, engendrant le corps sans organes improductif comme instinct de mort. Vie et mort, production et anti-production : il ne peut découler de telles contradictions qu’un état de conflit. C’est de cette opposition entre les machines désirantes et le corps sans organes que traite la seconde partie du premier chapitre de l’Anti-Œdipe. Le corps sans organes ne tolère pas le bruit, la production et les connexions machinales. Tous ces flux lui sont infernaux, insupportables. C’est pourquoi il leur oppose sa surface glissante, opaque, tendue, semblable à un fluide amorphe, indifférencié. Et aux mots phonétiques, aux sons de la langue parlée, il oppose des souffles et des cris sous la forme de blocs inarticulés, comme dans un gigantesque théâtre de la cruauté.
Le conflit s’explique de deux façons, suivant deux étapes coexistantes dans un même processus. D’abord, les machines désirantes cherchent à briser le corps sans organes, à le rompre par effraction; et le corps sans organes réagit de manière répulsive, éprouvant les agressions de ces appareils de persécution que sont devenues les machines désirantes. L’action d’effraction de celles-ci : voilà ce que Deleuze et Guattari appellent la machine paranoïaque. Le corps sans organes est donc persécuté par la machine paranoïaque, cherchant alors – et c’est ici la seconde explication du conflit – à se rabattre à son tour sur les machines désirantes, sur la production qu’il attire vers lui pour se l’approprier. Cette fois, il ne réagit plus à l’assaut de la machine paranoïaque, surpassant du coup son état de répulsion. Il agit comme attraction, donnant lieu à la machine miraculante. Et les deux machines – paranoïaque-répressive et miraculante-attractive – coexistent au sein du conflit entre les machines désirantes et le corps sans organes. De plus, alors que les machines désirantes se détraquaient, produisant l’instinct de mort qu’elles cherchaient à briser, imposant ses flux productifs au fluide improductif – alors que les organes des machines désirantes se brisaient par un tel détraquement et une telle poussée offensive contre l’instinct de mort, voilà que celui-ci l’attire miraculeusement vers lui, se l’approprie de telle sorte que les organes sont régénérés, que les machines désirantes se réparent. Ainsi, les machines miraculantes rétablissent les machines désirantes de par leur caractère attractif; tandis que les machines paranoïaques, subsistant toujours en parallèle, rient en sourdine de leurs voix railleuses, prêtes pour de nouveaux détraquements. Prêtes à démiraculer ce que les machines miraculantes ont réparé…
Deleuze et Guattari nous préparent ensuite au rapport entre la schizophrénie et le capitalisme en affirmant qu’il y a un parallèle entre la production désirante et la production sociale. Semblables au corps sans organes, les formes de la production sociale recèlent un caractère improductif et inengendré. Bref, un élément d’anti-production. Cette « station improductive », c’est le socius – à savoir le capital, corps despotique de la terre. Parallèlement au rapport entre la production désirante et le corps sans organes, il y a donc celui entre la production sociale et le socius. Celui-ci s’apparente à une surface où la production s’enregistre. C’est dire que le capital (en tant que corps sans organes du capitalisme) tient lieu de surface d’enregistrement, laquelle se rabat sur l’ensemble de la production. Encore du fixe et du figé qui entrent en conflit avec des processus de production… Il en résulte ce monde pervers, ensorcelé, dont parlait Marx : le monde fétichiste (mouvement objectif apparent).
Du reste, précisons que la loi de l’enregistrement diffère de celle de la production de production. Celle-ci constitue une synthèse connective ou de couplage. Or, lorsque les connexions productives passent des machines désirantes au corps sans organes (pour la production désirante) ou du travail au capital (pour la production sociale), elles sortent de la loi de production de production au profit d’une autre loi : celle de l’enregistrement. Cette loi exprime une distribution vis-à-vis de l’élément non productif, considéré comme présupposé naturel ou divin. Un réseau de synthèses nouvelles se tisse alors entre les machines qui s’accrochent sur le corps sans organes, pareilles à des points de disjonction. Le « et puis » conjonctif laisse place au « soit… soit » disjonctif. Il ne s’agit plus de machines qui se connectent et se recoupent, mais de machines qui, cramponnées au corps sans organes, se distribuent et se disjoignent suivant la loi de l’enregistrement. Ici, on ne parle plus de libido comme énergie connective par rapport à un travail, mais d’une énergie d’inscription disjonctive – sorte d’énergie divine (quoique le corps sans organes ne soit pas Dieu) que Deleuze et Guattari appellent le Numen. C’est une sorte d’énergie divine dans la mesure où le divin est simplement le caractère d’une énergie de disjonction, de déconnexion. Non plus le « et puis » libidinal, mais le « soit… soit » divin ou le Numen.
Ainsi, sur le corps sans organes, suivant la loi d’enregistrement, le Numen se distribue. Puis, les disjonctions s’y établissent sans qu’il y ait pour cela la moindre projection; de fait, cette production de la disjonction comme anti-production se suffit à elle-même. Dans ce cas, pourquoi la psychanalyse a-t-elle eu recourt à la projection papa-maman afin d’expliquer les phénomènes de psychose ? C’est sur le corps sans organes que tout se déroule; c’est sur lui que tout s’enregistre. Le schizo comme Homo natura dispose d’un code d’enregistrement fluide – code délirant-désirant qui ne concorde pas avec le code social propre au capital. En outre, il passe d’un code à l’autre, sur la surface du corps sans organes – lieu divin de la disjonction, où l’ensemble des codes apparaît brouillé de manière schizophrénique…

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