Prenons une pose de Hume et allons voir un peu du côté de l'Anti-Œdipe, livre coécrit avec le psychanalyste Félix Guattari. Il s'agit ici seulement de la première partie du premier chapitre, où les notions de machines désirantes, de schizophrénie et de production sont introduites, avec quelques autres thèmes à peine effleurés,
tels que le capitalisme et l'industrie. L'idée principale est simple : tout est production. Contre la psychanalyse qui valorise le jeu œdipien de « papa-maman », il s'agit d'aller voir du côté de la schizophrénie, ce monde de machines actives qui produisent sans cesse, au point de se détraquer, les organes qu'elles engendrent refusant leur état figé. Et le caractère détraqué des machines font jaillir le corps plein sans organes, à savoir l'instinct de mort. Ouvrage difficile, j'espère que ce résumé en cours éclaircira un peu l'Anti-Œdipe, qui a marqué toute une époque.
*
« Ça
fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu. Ça respire, ça
chauffe, ça mange. Ça chie, ça baise. Quelle erreur d’avoir dit le ça. Partout
ce sont des machines, pas du tout métaphoriquement : des machines de
machines, avec leurs couplages, leurs connexions. »
Gilles
Deleuze, L’Anti-Œdipe, p. 7.
Avoir dit le ça : telle fut l’erreur de la
psychanalyse. Deleuze et Guattari la dénoncent dès la première page de l’Anti-Œdipe. Au lieu de parler du ça, il
faut parler de machines – et mieux encore :
de machines de machines. C’est que
les machines se couplent, se connectent entre elles. Sans quoi elles ne
pourraient fonctionner, respirer, chauffer, manger, ni même chier et baiser… Ce
sont des machines désirantes. Elles
sont binaires en ce sens qu’une machine est toujours couplée avec une autre. Du
reste, l’ensemble des machines désirantes, lesquelles produisent et
reproduisent à travers leurs couplages et leurs connexions sans fin, voilà
précisément ce que Deleuze et Guattari nomment schizophrénie. Le schizophrène, c’est celui qui vit la nature en
tant que processus de production dans
l’univers des machines désirantes. La nature est d’ailleurs à distinguer de l’industrie,
là où les rapports s’établissent entre les êtres humains et la société; là où
le capital, la division du travail et la fausse conscience propre au
capitaliste s’inscrivent. Notons au passage que le rapport nature-industrie n’est
pas sans lien avec le sous-titre de l’ouvrage : capitalisme et schizophrénie. C’est donc un schizophrène actif que
décrivent Deleuze et Guattari, un schizophrène producteur qui se promène ici et là au
lieu de s’étendre sur le divan du psychanalyste, à la manière du névrosé.
Maintenant, demandons-nous ce qu’est la
production propre à la nature du schizophrène. Quelle est en effet cette
production au sein des machines désirantes ? Elle est deux choses : d’abord
consommation (voluptés, angoisses,
douleurs…), puis enregistrement
(distribution, repérage…). Tout est
production; et de même que les machines sont machines de machines, les
productions sont productions de
productions – productions-actives de productions-passives. Cette synthèse
reproductive (production de production) est tout entière connexion et revêt la
forme du « et » et du « et puis ». Une machine produit un flux, et une autre lui est connectée; par
exemple, le sein donnant du lait et la bouche venant s’y abreuver. Telle est le
caractère binaire des machines désirantes et de la production : un objet
suppose la continuité d’un flux (le sein donnant du lait); et un flux suppose
la fragmentation d’un objet (la bouche du bébé qui a soif). Toute
machine-organe interprète au demeurant le monde suivant le flux qu’elle
produit, de même que l’énergie qui flue en elle. Ainsi l’œil interprète-t-il le
monde en terme de voir, le parler en
terme de dire, l’entendre en terme d’écouter – de même pour le chier, le
baiser, etc. Tout entre dans un rapport de connexions à travers des séries
binaires entre une machine-productrice-active et une
machine-productrice-passive. Connexions et couplages, toujours.
Du produire (flux, devenir) se greffe alors sur
du produit (être figé). Tel qu’anticipé plus haut, la production désirante est à
comprendre en tant que production-active (le processus, l’en train de se faire – thème cher à Deleuze) d’une
production-passive (objet fixe). Univers de machines de machines… Et le
producteur, l’universel producteur n’est nul autre que le schizophrène. Avec
lui, la distinction produire-produit n’est pas effective. Il est producteur,
rien d’autre. Les rapports qui en découlent lui importent peu. Est-ce à dire qu’avec
une telle pensée de la machine désirante comme production naturelle, comme
bricoleuse lévy-straussienne, il n’y a pas lieu d’évoquer un quelconque plaisir
de transgression issu d’un jeu de « papa-maman », comme le fait la
psychanalyse ? Produire du produire : telle est la production primaire, le caractère essentiel des
machines désirantes. Tout est production, répétons-le. Et nom un jeu œdipien
qui tirerait son origine de papa et de maman.
L’ensemble s’inscrit en somme dans un monde
schizophrénique de processus productifs. Il y a trois sens du processus à
distinguer. Le premier concerne l’enregistrement et la consommation, qui sont
tous deux portés dans la production de manière à ôter toute distinction entre
la nature et l’être humain. Il en découle une identité entre la nature et l’industrie
en ceci que l’être humain produit lui aussi, pareil aux machines désirantes. Il
y a une production de l’homme par l’homme,
l’être humain étant touché par la vie profonde de l’univers schizophrénique.
Ainsi est-il créateur par nature avant de se perdre dans les rapports
industriels d’utilité. Le second sens de la notion de processus porte sur l’être
humain et la nature comme seule et même réalité du producteur et du produit,
qui ne se trouvent pas l’un en face de l’autre, étant identifiables par
essence. De sorte que le schizo peut être posé en tant qu’Homo natura, rendant possible une psychiatrie matérialiste où l’on peut discerner toute les formes de
productions naturantes. Quant au troisième sens, il s’agit du processus en tant
qu’il n’est pas un but ou une fin; il n’y a guère de causation (les relations
de cause à effet) à chercher dans les processus de production. Tout but et
toute fin ne concernent pas le schizophrène actif des machines désirantes, mais
le schizophrène passif, artificiel,
tel que nous le trouvons dans les hôpitaux psychiatriques. Ce schizophrène n’est
qu’une loque autistisée, une entité produite, contrairement au schizophrène
productif.
Du reste, bien qu’ils soient distincts, Deleuze
et Guattari parlent néanmoins d’une identité entre le produire et le produit.
Par la production, tout se fige dans
un produit; et puis, tout recommence
dans un nouveau produire. Les machines produisent un organisme, mais le corps
souffre d’être organisé ainsi et non autrement. C’est alors que les automates
se figent, s’arrêtent afin de laisser monter le fruit de leurs articulations :
une masse inorganisée, appelée corps sans
organes – notion empruntée à un poème d’Antonin Artaud. Ainsi, le corps
sans organes s’apparente à quelque chose de figé, comme une espèce d’être s’opposant
au devenir. Il est de surcroît le lieu même de l’improductivité – il est stérile, inengendré, inconsommable, sans
forme et sans figure. Le corps sans organes doit être compris comme l’instinct de mort. Certes, les machines
désirantes qui lui sont sous-jacentes en tant qu’elles l’évoquent de par leur
incessante production désirent la vie dans l’univers de la schizophrénie, dans
cette sorte de working machine; mais
elles désirent également la mort, le corps plein de la mort – c’est-à-dire le
corps sans organes – étant son moteur immobile. Bref, les machines désirent la
vie-productive et la mort-improductive. Elles produisent par un désir de vie un
corps organisé qui souffre d’être de la sorte, puis s’arrêtent par un désir de
mort pour faire jaillir le corps plein sans organes. Les machines désirantes se détraquent ainsi, sont détraquées et
se détraquent encore et toujours… Elles aspirent à la vie d’un côté, à la mort
de l’autre, ce qui vient perturber leur équilibre.
Le corps sans organes est donc le produit du
caractère détraqué des machines, de cette synthèse connective entre le produire
et le produit. Il est sans image, improductif. C’est l’anti-production même; de sorte que l’identification du
produire et du produit tire sa source de la production qui se couple à l’anti-production
– comme la vie marche main dans la main avec la mort.
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