samedi 29 mars 2014

L'Anti-Oedipe (chapitre 1) : Les machines désirantes (1)

Prenons une pose de Hume et allons voir un peu du côté de l'Anti-Œdipe, livre coécrit avec le psychanalyste Félix Guattari. Il s'agit ici seulement de la première partie du premier chapitre, où les notions de machines désirantes, de schizophrénie et de production sont introduites, avec quelques autres thèmes à peine effleurés, tels que le capitalisme et l'industrie. L'idée principale est simple : tout est production. Contre la psychanalyse qui valorise le jeu œdipien de « papa-maman », il s'agit d'aller voir du côté de la schizophrénie, ce monde de machines actives qui produisent sans cesse, au point de se détraquer, les organes qu'elles engendrent refusant leur état figé. Et le caractère détraqué des machines font jaillir le corps plein sans organes, à savoir l'instinct de mort. Ouvrage difficile, j'espère que ce résumé en cours éclaircira un peu l'Anti-Œdipe, qui a marqué toute une époque.


« Ça fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu. Ça respire, ça chauffe, ça mange. Ça chie, ça baise. Quelle erreur d’avoir dit le ça. Partout ce sont des machines, pas du tout métaphoriquement : des machines de machines, avec leurs couplages, leurs connexions. »
Gilles Deleuze, L’Anti-Œdipe, p. 7.

Avoir dit le ça : telle fut l’erreur de la psychanalyse. Deleuze et Guattari la dénoncent dès la première page de l’Anti-Œdipe. Au lieu de parler du ça, il faut parler de machines – et mieux encore : de ­machines de machines. C’est que les machines se couplent, se connectent entre elles. Sans quoi elles ne pourraient fonctionner, respirer, chauffer, manger, ni même chier et baiser… Ce sont des machines désirantes. Elles sont binaires en ce sens qu’une machine est toujours couplée avec une autre. Du reste, l’ensemble des machines désirantes, lesquelles produisent et reproduisent à travers leurs couplages et leurs connexions sans fin, voilà précisément ce que Deleuze et Guattari nomment schizophrénie. Le schizophrène, c’est celui qui vit la nature en tant que processus de production dans l’univers des machines désirantes. La nature est d’ailleurs à distinguer de l’industrie, là où les rapports s’établissent entre les êtres humains et la société; là où le capital, la division du travail et la fausse conscience propre au capitaliste s’inscrivent. Notons au passage que le rapport nature-industrie n’est pas sans lien avec le sous-titre de l’ouvrage : capitalisme et schizophrénie. C’est donc un schizophrène actif que décrivent Deleuze et Guattari, un schizophrène producteur qui se promène ici et là au lieu de s’étendre sur le divan du psychanalyste, à la manière du névrosé.
Maintenant, demandons-nous ce qu’est la production propre à la nature du schizophrène. Quelle est en effet cette production au sein des machines désirantes ? Elle est deux choses : d’abord consommation (voluptés, angoisses, douleurs…), puis enregistrement (distribution, repérage…). Tout est production; et de même que les machines sont machines de machines, les productions sont productions de productions – productions-actives de productions-passives. Cette synthèse reproductive (production de production) est tout entière connexion et revêt la forme du « et » et du « et puis ». Une machine produit un flux, et une autre lui est connectée; par exemple, le sein donnant du lait et la bouche venant s’y abreuver. Telle est le caractère binaire des machines désirantes et de la production : un objet suppose la continuité d’un flux (le sein donnant du lait); et un flux suppose la fragmentation d’un objet (la bouche du bébé qui a soif). Toute machine-organe interprète au demeurant le monde suivant le flux qu’elle produit, de même que l’énergie qui flue en elle. Ainsi l’œil interprète-t-il le monde en terme de voir, le parler en terme de dire, l’entendre en terme d’écouter – de même pour le chier, le baiser, etc. Tout entre dans un rapport de connexions à travers des séries binaires entre une machine-productrice-active et une machine-productrice-passive. Connexions et couplages, toujours.
Du produire (flux, devenir) se greffe alors sur du produit (être figé). Tel qu’anticipé plus haut, la production désirante est à comprendre en tant que production-active (le processus, l’en train de se faire – thème cher à Deleuze) d’une production-passive (objet fixe). Univers de machines de machines… Et le producteur, l’universel producteur n’est nul autre que le schizophrène. Avec lui, la distinction produire-produit n’est pas effective. Il est producteur, rien d’autre. Les rapports qui en découlent lui importent peu. Est-ce à dire qu’avec une telle pensée de la machine désirante comme production naturelle, comme bricoleuse lévy-straussienne, il n’y a pas lieu d’évoquer un quelconque plaisir de transgression issu d’un jeu de « papa-maman », comme le fait la psychanalyse ? Produire du produire : telle est la production primaire, le caractère essentiel des machines désirantes. Tout est production, répétons-le. Et nom un jeu œdipien qui tirerait son origine de papa et de maman.
L’ensemble s’inscrit en somme dans un monde schizophrénique de processus productifs. Il y a trois sens du processus à distinguer. Le premier concerne l’enregistrement et la consommation, qui sont tous deux portés dans la production de manière à ôter toute distinction entre la nature et l’être humain. Il en découle une identité entre la nature et l’industrie en ceci que l’être humain produit lui aussi, pareil aux machines désirantes. Il y a une production de l’homme par l’homme, l’être humain étant touché par la vie profonde de l’univers schizophrénique. Ainsi est-il créateur par nature avant de se perdre dans les rapports industriels d’utilité. Le second sens de la notion de processus porte sur l’être humain et la nature comme seule et même réalité du producteur et du produit, qui ne se trouvent pas l’un en face de l’autre, étant identifiables par essence. De sorte que le schizo peut être posé en tant qu’Homo natura, rendant possible une psychiatrie matérialiste où l’on peut discerner toute les formes de productions naturantes. Quant au troisième sens, il s’agit du processus en tant qu’il n’est pas un but ou une fin; il n’y a guère de causation (les relations de cause à effet) à chercher dans les processus de production. Tout but et toute fin ne concernent pas le schizophrène actif des machines désirantes, mais le schizophrène passif, artificiel, tel que nous le trouvons dans les hôpitaux psychiatriques. Ce schizophrène n’est qu’une loque autistisée, une entité produite, contrairement au schizophrène productif.
Du reste, bien qu’ils soient distincts, Deleuze et Guattari parlent néanmoins d’une identité entre le produire et le produit. Par la production, tout se fige dans un produit; et puis, tout recommence dans un nouveau produire. Les machines produisent un organisme, mais le corps souffre d’être organisé ainsi et non autrement. C’est alors que les automates se figent, s’arrêtent afin de laisser monter le fruit de leurs articulations : une masse inorganisée, appelée corps sans organes – notion empruntée à un poème d’Antonin Artaud. Ainsi, le corps sans organes s’apparente à quelque chose de figé, comme une espèce d’être s’opposant au devenir. Il est de surcroît le lieu même de l’improductivité – il est stérile, inengendré, inconsommable, sans forme et sans figure. Le corps sans organes doit être compris comme l’instinct de mort. Certes, les machines désirantes qui lui sont sous-jacentes en tant qu’elles l’évoquent de par leur incessante production désirent la vie dans l’univers de la schizophrénie, dans cette sorte de working machine; mais elles désirent également la mort, le corps plein de la mort – c’est-à-dire le corps sans organes – étant son moteur immobile. Bref, les machines désirent la vie-productive et la mort-improductive. Elles produisent par un désir de vie un corps organisé qui souffre d’être de la sorte, puis s’arrêtent par un désir de mort pour faire jaillir le corps plein sans organes. Les machines désirantes se détraquent ainsi, sont détraquées et se détraquent encore et toujours… Elles aspirent à la vie d’un côté, à la mort de l’autre, ce qui vient perturber leur équilibre.
Le corps sans organes est donc le produit du caractère détraqué des machines, de cette synthèse connective entre le produire et le produit. Il est sans image, improductif. C’est l’anti-production même; de sorte que l’identification du produire et du produit tire sa source de la production qui se couple à l’anti-production – comme la vie marche main dans la main avec la mort.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire