dimanche 13 juillet 2014

Mille plateaux (plateau 3) : La géologie de la morale (pour qui elle se prend, la terre ?) (2)

À présent, c'est le rapport entre le contenu et l'expression que font intervenir Deleuze et Guattari au sein de la double articulation. Il en résulte une nouvelle terminologie, empruntée en partie à Geoffroy Saint-Hilaire, naturaliste français du XIXe siècle. Le thème central de cette partie : les machines abstraites et les Animaux abstraits cherchent à se développer (comme l'expression formelle d'un contenu substantiel, et vice-versa, tout se mêlant et se recoupant de manière rhizomatique...), mais ils se heurtent au milieu où ils se trouvent, c'est-à-dire à leurs voisins. Leurs éléments anatomiques ne peuvent donc s'effectuer que de façon imprécise, engendrant du même coup des différences de toutes sortes, suivant différents degrés. Le tout est à considérer du point de vue de l'embryogenèse en tant que réalisation autonome d'un même abstrait (et non d'un point de vue évolutif, ce que nous verrons dans la partie suivante). Sans plus attendre, voici les principales idées de Deleuze et Guattari, obscures, j'en conviens, mais pleines de sens.

*

« Exprimer, c'est toujours chanter la gloire de Dieu. Toute strate étant un jugement de Dieu, ce ne sont pas seulement les plantes et les animaux, les orchidées et les guêpes qui chantent ou s'expriment, ce sont les rochers et même les fleuves, toutes les choses stratifiées de la terre. »
Gilles Deleuze et Félix Guattari,
Mille Plateaux, p. 58.

Après la formation de la matière moléculaire en composés molaires, c’est la notion d’expression qui intéresse Deleuze et Guattari dans la « Géologie de la morale ». L’expression regroupe les structures fonctionnelles, lesquelles sont à considérer de deux points de vue : celui de l’organisation de la forme et celui de la substance formant des composés. Au demeurant, la double articulation peut être traduite en termes de contenu (sédimentation) et d’expression (plissement). Notons qu’on parle ici de contenu et d’expression et non de substance et de forme pour deux raisons. La première est que tout contenu revêt une substance et une forme; et inversement, toute expression a une forme et une substance. Forme et substance sont donc toutes deux impliquées à la fois dans le contenu et dans l’expression. La deuxième raison consiste en ceci que seule la distinction entre le contenu et l’expression s’avère réelle, celle entre la substance et la forme étant seulement mentale ou modale. De plus, le contenu et l’expression sont des relatifs en tant qu’ils varient d’une strate à l’autre, en plus de s’essaimer l’un dans l’autre – toute articulation de contenu étant une expression relative, et toute articulation d’expression étant un contenu relatif. Et puis, entre les deux, les états intermédiaires s’accumulent en couches constitutives d’un système stratifié.
Que d’agencements aux articulations multiples et relatives, où rien n’est exclusif mais toujours en liaisons réciproques!
Ensuite, Deleuze et Guattari s’intéressent à une conception de la stratification issue du XIXe siècle : celle de Geoffroy Saint-Hilaire. Chez celui-ci, la matière pure du plan de consistance – d’inconsistance ? – à savoir la matière hors strates, s’apparente à des particules décroissantes, ou encore à des flux élastiques qui se déploient en rayonnant dans l’espace. Le processus de cette fuite, de cette division infinie sur le plan de consistance, s’appelle combustion. Quant au processus inverse, constitutif des strates – là où les particules semblables sont groupées en molécules et en atomes de plus en plus gros vers des ensembles molaires – il s’agit de l’électrisation. Encore la double articulation! Sédimentation-combustion et plissement-électrisation. Contenu et expression…
Il est à préciser que les matières moléculaires, de même que les éléments substantiels ou les relations (ou liaisons) formelles, peuvent être les mêmes sur une strate; c’est-à-dire qu’une strate organique recèle une certaine unité de composition – un même Animal abstrait, une même machine abstraite, les mêmes matériaux moléculaires, connexions formelles ou éléments anatomiques d’organes. Mais il en est autrement en ce qui concerne les molécules, les substances et les formes! Autrement dit, les molécules, les substances composées (ou organes) et les formes substantielles diffèrent entre elles. Au sein de cet immense jeu de molécules, les contenus et les expressions se différencient toujours plus à mesure que les strates se gonflent en composés molaires sur le plan de consistance; par exemple, sous la forme de molécules organiques. Le corps sans organes est peut-être le même, le corps organisé n’en contient pas moins une panoplie de multiplicités distinctes.
Pour le reste, sur la strate, les matériaux n’atteignent pas partout le degré qui leur permettrait d’effectuer un ensemble précis. Tel que mentionné plus haut, toute expression de contenu est relative, au même titre que tout contenu d’expression; de sorte que les éléments anatomiques se trouvent ici et là arrêtés ou inhibés… Par quoi ?... Par l’influence du milieu, c’est-à-dire par la pression des voisins. Il s’ensuit que les éléments anatomiques se différencient à travers la composition d’organes différents. En somme, les connexions formelles des éléments anatomiques sont déterminées à s’effectuer dans des formes et des dispositions différentes. Ainsi un même Animal abstrait – ou, plus généralement, une même machine abstraite – se réalisera-t-il sur une strate aussi parfaitement qu’il le pourra, suivant le milieu et l’entourage. Il y aura néanmoins des arrêts et des inhibitions pour contrer le tout, bloquant de ce fait l’atteinte des degrés précis tout en engendrant les différences organiques.


Deleuze et Guattari mentionnent au passage qu’il ne s’agit pas encore ici d’évolution – au sens darwinien du terme – mais de réalisations autonomes d’un même abstrait dans une perspective embryogénétique. Ainsi, à tel ou tel degré de développement, les embryons sont arrêtés/inhibés – et dans le pire des cas, comme le mentionne Geoffroy Saint-Hilaire, il en résulte des Monstres… Mais ce qui importe, c’est le jeu de molécules où divers « règlements de compte » s’effectuent. Les machines abstraites ou les Animaux abstraits font rhizome, parfois sous un mode d’expressions aux communications atypiques; car, quoi de plus atypiques que les différences issues de ce jeu de strates à mi-chemin entre le moléculaire et le molaire ? Quoi de plus atypiques que ces expressions de contenu relatives, imprécises selon les tentatives de développement de l’Animal abstrait, qui risque toujours d’engendrer quelque chose de monstrueux ?...

mercredi 9 juillet 2014

Mille plateaux (plateau 3) : La géologie de la morale (pour qui elle se prend, la terre ?) (1)

Enfonçons-nous maintenant dans l'un des plateaux de Mille plateaux, soit le troisième (l'ordre est sans importance; de toute manière, toute philosophie ne commence que par le milieu...) Réflexions sur la matière, sur le processus d'agglomération de la matière moléculaire en composés molaires. Capture, emprisonnement sous forme de strates... Flux intensifs passés au crible de la sédimentation et du plissement pour devenir des contenus substantifiés, formés. Passage de la souplesse à la dureté via des phénomènes d'encodages et de territorialisations. Que dire de plus ?...

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« Les strates étaient des jugements de Dieu, la stratification générale était le système entier du jugement de Dieu (mais la terre, ou le corps sans organes, ne cessait de se dérober au jugement, de fuir et de se destratifier, de se décoder, de se déterritorialiser. »
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, p. 54.


Le corps sans organes – singulièrement nommé « Terre » dans ce plateau, suivant les propos du professeur Challenger (Deleuze et Guattari s’avancent masqués…) – est traversé de matières instables, c’est-à-dire de flux d’intensités. À vrai dire, la matière est le corps sans organes (ou le plan de consistance, bien qu’il y ait une nuance entre celui-ci et le corps sans organes). Nous faisons ici allusion à une matière en tant que corps non formé, d’où son caractère instable. Elle n’est à ce stade ni organisée, ni stratifiée, voire même ni déstratifiée. Elle est ce qui coule sur le corps sans organes sous l’aspect de singularités préphysiques, et de ce fait prévitales. Que de flux libres, peut-être même chaotiques… Tel est le point de vue du moléculaire, selon la vision deleuzo-guattarienne propre à Mille plateaux. Flux libres, coulant sans cesse; matières singulières, traversant le corps sans organes – nous sommes ici situé au niveau préphysique et prévital; comment diable le corps pourrait-il avoir des organes ?... – Molécules intensives, et rien d’autre.
Mais tout n’est pas si simple. C’est qu’en même temps, l’ensemble se stratifie; en effet, la matière prend forme, et les flux intensifs sont capturés par les strates. Celles-ci les emprisonnent, comme autant de « trous noirs » qui aspirent sans cesse ce qui passe autour… Et le plan de consistance – de là sa distinction avec le corps sans organes – s’épaissit, se gonfle de par la stratification qui opère. Des couches se forment à mesure que la matière est formée, de moins en moins chaotique, de moins en moins moléculaire. Les couches comportent quant à elles deux faces. La première (métastrate) est tournée vers le corps sans organes et le plan de consistance, là où la matière fluente demeure instable. La seconde (interstrate) est tournée de l’autre côté, à savoir vers les strates. De ces deux directions découlent, au sein du processus de stratification, une double articulation.
D’abord, du point de vue de la métastrate (tournée vers le moléculaire fluent) s’inscrit un phénomène de sédimentation. Des unités moléculaires métastables (substances) sont choisies et prélevées sur la matière non formée. Un ordre de liaisons et de successions (formes) est alors imposé à celle-ci. Les flux intensifs se trouvent du même coup ordonnés, et la matière, formée. Cette articulation-sédimentation est dite souple, car elle concerne le moléculaire, qui est ordonné.
Et puis, en ce qui concerne l’interstrate (tourné vers les strates elles-mêmes), Deleuze et Guattari parlent de plissement. Des structures stables sont mises en place de manière compacte et fonctionnelle (forme). Cela occasionne la production de composés molaires (substances) de par l’actualisation des structures. Cette articulation-plissement est décrite comme dure, car en rapport non plus avec le moléculaire, mais avec le molaire organisé. C’est d’ailleurs ici que s’effectuent les phénomènes de centrage, d’unification, de totalisation, de hiérarchisation, etc.
 

C’est tout un jeu de formes et de substances qui s’effectue à travers la double articulation (sédimentation/plissement), laquelle se distribue de façon inconstante. Du moléculaire souple propre au corps sans organes, traversé de matières non formées, de flux intensifs et de singularités chaotiques, on passe au molaire dur propre au plan de consistance épaissi par les strates, lieu de la matière formée, des flux capturés, des singularités emprisonnées… Le tout à cause de la sédimentation ordonnatrice (prélèvement des molécules) et du plissement organisateur (actualisation des composés molaires).
La matière s’apparente alors à des contenus en tant qu’elle est formée – contenus à leur tour considérés de deux points de vue. Celui de la substance : telles matières ont été choisies et prélevées afin d’être formées, c’est-à-dire territorialisées selon différents degrés. Celui de la forme : ce prélèvement de la matière s’est fait selon un certain ordre, suivant des modes d’encodages particuliers. La matière chaotique est donc passée au crible des codes et des territoires, sa souplesse ayant été formée et substantifiée en dureté.
Répétons-le : du moléculaire, on est passé au molaire! La Terre gronde malgré tout… Le corps sans organes cherche à fuir, à se déstratifier selon des phénomènes de décodage et de déterritorialisation. Le plan de consistance a beau s’être gonflé, il risque toujours de se dégonfler par les fuites du moléculaire. Toute mole n’est mole qu’un temps…

lundi 16 juin 2014

Empirisme et subjectivité (chapitre 5) : Empirisme et subjectivité

Le chapitre éponyme d'Empirisme et subjectivité est sans aucun doute le cœur de l'ouvrage, d'où sa densité. Il est difficile de résumer cette partie de l'ouvrage, mais essayons tout de même : on y trouve expliqué le passage de la Nature (les impressions sensibles données à l'esprit et à l'imagination sous la forme d'une collection de perceptions) à la nature humaine (le sujet qui croit et invente grâce à une synthèse de l'esprit et de l'imagination, celle-ci étant devenue faculté ou système, au même titre que la temporalité, qui n'est plus seulement une structure de l'esprit, mais une synthèse du présent et du passé en vue de l'avenir). Deleuze y mentionne d'ailleurs le propos qu'il retiendra toute sa vie durant, au fil de ses ouvrages : les relations sont extérieures à leurs termes. Autrement dit, la forme des principes d'association se trouve au-delà des données atomiques de la perception... Idée qui sera reprise notamment dans Logique du sens sous la forme d'une théorie des événements en tant qu'extérieurs à la matérialité du monde. L'incorporalité extérieur à la corporalité. C'est à partir de Hume que Deleuze a développé cette idée qui constituera son empirisme transcendantal, sans négliger ses brèves références à James et Russell. Pour le reste, voici le résumé du chapitre « Empirisme et subjectivité ».

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« Le sujet est cette instance qui, sous l’effet d’un principe d’utilité, poursuit un but, une intention, organise des moyens en vue d’une fin, et, sous l’effet de principes d’association, établit des relations entre les idées. Ainsi […] la collection des perceptions devient un système quand celles-ci sont organisées. »
Gilles Deleuze, Empirisme et subjectivité, p. 109.

L’essence de l’empirisme s’inscrit dans le problème de la subjectivité, insiste Deleuze dans le cinquième chapitre de son livre sur Hume. Il s’agit en somme du problème du mouvement de se développer soi-même, ce qui est le propre du sujet. Quant au contenu de la subjectivité, ce n’est que médiation et transcendance. Le mouvement de développement du sujet – le devenir autre – est d’ailleurs double. Premièrement, le sujet se dépasse à travers l’inférence et la croyance. D’où la médiation-transcendance. De fait, le sujet infère quelque chose de non donné à partir du donné : César est mort, le soleil se lèvera… Et il croit, c’est-à-dire qu’il juge et se pose comme sujet, affirmant ainsi plus qu’il ne sait; en d’autres termes, le sujet croit en présumant des pouvoirs secrets à partir d’une connexion inconnue, quoiqu’inférée. Deuxièmement, le sujet se réfléchit à travers l’invention et l’artifice. Le tout s’effectue par et dans les jugements moraux, esthétiques ou sociaux – lieu où le sujet invente en supposant des pouvoirs abstraits. Voilà donc la double puissance de la subjectivité : le sujet croit et invente – il se dépasse par la croyance en des pouvoirs secrets et se réfléchit par l’invention en s’adonnant à des pouvoirs abstraits.
Deleuze écrit ensuite que le sujet humien est normatif, suivant ces deux sens de la subjectivité. Il crée des normes, soit des règles générales. Les pouvoirs de la Nature ont beau échapper à sa conscience, le sujet croit en inférant, depuis une partie donnée de cette Nature, une partie non donnée. Et à partir de cette croyance, il invente en distinguant des pouvoirs et en forgeant des totalités fonctionnelles, non données dans la Nature. Est-ce à dire que le sujet constitue une synthèse du donné, à savoir un système ? C’est bien le cas chez Hume. Et pourtant, la subjectivité elle-même se constitue dans le donné. La synthèse forgée ou le système : voilà donc le sujet constitué! Il s’ensuit que ce n’est pas à un sujet que le donné est donné, le sujet étant possible grâce à ce donné. D’ailleurs, un tel donné n’est autre que le flux du sensible. Une collection d’impressions et d’images – bref, l’ensemble des perceptions. Et c’est à partir de cet ensemble que le sujet se constitue, suivant le double mouvement : croyance et invention. Or, le donné comme tel est dénué de toute identité, de toute loi. Il apparaît, se meut, change, sans plus… Il serait donc absurde de considérer le sujet identitaire comme donné, son origine étant dénuée d’identité. Il ne peut qu’être construit. Ce problème empirique est d’ailleurs, au regard de Deleuze, le grand mérite de Hume.
Le point de départ de l’empirisme se trouve au demeurant dans l’expérience de l’ensemble du donné, c’est-à-dire dans la succession mouvementée des perceptions distinctes, dont la collection compose l’esprit et l’imagination. Ceux-ci ne sont donc pas une faculté ou un principe d’organisation, étant plutôt l’ensemble des impressions sensibles. C’est dans la succession qu’a lieu l’expérience de telles impressions, à savoir dans le mouvement des idées séparables – ou différentes car séparables. Et rien ne précède cette expérience. Elle est la seule. Et, selon les propos vus plus haut, aucun sujet n’est impliqué. Insistons : il n’y a ici ni loi ni identité, et par suite aucune substance dont elle serait le mode. S’il y a substance, il s’agit seulement de chaque perception – et non d’un quelconque support qui précéderait l’expérience. Ainsi les perceptions ou les impressions sensibles sont-elles les seules substances qui soient. C’est pourquoi l’empirisme serait, selon Deleuze, une critique d’une philosophie de la substance. Pour le reste, toute impression-perception est innée, non représentative. Et la collection des perceptions en tant qu’idées-impressions – lieu du donné – présuppose la division de ces mêmes perceptions; de sorte que, selon un thème cher à Deleuze, l’un des principes fondamentaux de l’empirisme n’est autre que le principe de différence.
C’est donc de la plus petite idée – par exemple, le grain de sable, voire sa partie – que se réclame l’esprit en tant qu’ensemble du donné. Une telle idée-limite est absolument indivisible. Sans doute y a-t-il des choses plus petites que les plus petits corps qui nous apparaissent; mais, selon Hume, il n’y a rien de plus petit que l’impression que nous avons de ces corps, ou de l’idée que nous nous en faisons. La plus petite idée-impression s’avère le point sensible – et non physique ou mathématique. C’est que le point physique est déjà étendu, encore divisible, tandis que le point mathématique n’est qu’un néant, une non-existence. Entre les deux, là où s’inscrit le point sensible, il y a l’existence réelle, d’où part l’étendue réelle. C’est donc là que se situe le point sensible ou l’atome, lequel est visible, tangible, coloré, solide… L’atome n’a en lui-même pas d’étendue, celle-ci résultant plutôt d’une collection d’atomes; en effet, l’idée de l’espace découle de l’idée de différents points visibles et tangibles, c’est-à-dire de différents points sensibles. De même, le temps s’inscrit dans la succession perceptible des impressions changeantes, se succédant suivant le principe de différence.
Une question s’impose d’emblée : où l’espace et le temps se situent-ils par rapport au donné ? Découlent-ils de celui-ci ? Non, répond Deleuze. Espace et temps ne découlent pas du donné, mais de l’esprit, c’est-à-dire de la collection des idées issues du donné. Plus simplement, l’espace-temps se trouve dans le donné, et non l’inverse. C’est par les sens de la vue et du toucher que l’espace surgit, l’étendue étant la qualité de certaines perceptions. Quant au temps, tout ensemble de perceptions le présente comme sa qualité. En définitive, il y a deux caractères objectifs du donné : l’atome en tant qu’élément indivisible, et la structure suivant laquelle les différents éléments se distribuent – structure spatio-temporelle, plus spécifiquement.
Du reste, l’imagination, jusqu’ici une simple collection, devient une faculté avec le sujet, tandis que la collection elle-même se change en système; autrement dit, le donné rassemblé sous un ensemble via les principes d’association est repris par l’imagination comme faculté de manière à surpasser le donné. C’est alors que l’esprit devient nature humaine; du même coup, nous comprenons pourquoi le sujet s’avère une synthèse de l’esprit par le biais de la croyance et de l’invention. Et de même que l’imagination se change en faculté, la succession temporelle se change en durée – idée plutôt bergsonienne (!). Aux côtés de la durée, nous pouvons également parler d’habitude (poussée du passé) et d’attente (élan vers l’avenir). Par ailleurs, Deleuze ne cache pas que l’habitude et l’attente constituent une mémoire bergsonienne, se livrant à une libre interprétation de la pensée humienne. Puis, il précise que l’habitude est à entendre comme la racine constituante du sujet – celui-ci étant une synthèse du temps, c’est-à-dire du présent et du passé en vue de l’avenir.
Ensuite, Deleuze affirme que l’attente est la seule synthèse productive, inventive – et plus spécifiquement créatrice. Ainsi l’avenir est-il lié à la puissance inventive propre à la subjectivité; de fait, c’est dans l’avenir que le sujet se réfléchit et, par suite, dépasse sa partialité et son avidité immédiate via l’instauration d’institutions qui rendent possible un accord entre les sujets. Quant à la croyance – l’autre puissance de la subjectivité – elle est l’unité dynamique du présent (tendance) et du passé (habitude) – cette synthèse constituant en même temps l’avenir. À des fins d’adaptation au présent, l’expérience passée fait ainsi office de règle de l’avenir. Bref, la croyance résultant du passé permet l’invention dans l’avenir. Et cela est rendu possible par le passage de la Nature à la nature humaine – par la transformation de la mémoire de l’esprit en habitude du sujet. Jusqu’ici, le temps était la structure de l’esprit. Voilà maintenant qu’il est une synthèse liée de près à la croyance ainsi qu’à l’invention du sujet. Tout part du donné dans le présent, lieu des tendances; puis, le passé se constitue dans l’expérience à travers les habitudes, la répétition de cas semblables, devenant alors l’objet d’une observation. Présent et passé s’associent enfin grâce aux principes en une synthèse du temps, donnant lieu à un élan vers l’avenir comme véritable lieu de la création. Le temps comme structure est naturel; le temps synthétisé relève de la nature humaine.
Deleuze propose alors une nouvelle définition de l’entendement humien : c’est l’esprit qui, sous l’influence du principe de l’expérience, réfléchit le temps comme un passé soumis à son observation. De manière analogue, l’imagination est l’esprit qui, sous le principe de l’habitude, réfléchit le temps comme un avenir déterminé, rempli par ses attentes. D’un côté, l’entendement observant le passé; de l’autre, l’imagination se faisant des attentes quant à l’avenir. Le rapport entre les deux forme la croyance. Il en découle une double spontanéité. D’abord, une spontanéité des relations : les idées sont associées dans l’esprit; et dans le corps, c’est le mécanisme des différentes perceptions qui se trouvent recoupé, cette fois par une spontanéité physique des relations. Et puis, il y a une spontanéité de disposition : les impressions de sensation composent seulement l’esprit tout en lui donnant une origine, tandis que les impressions de réflexion composent le sujet dans l’esprit – qualifiant en fait celui-ci comme sujet. C’est alors que l’organisme se trouve disposé à engendrer des passions : faim, soif, désir sexuel, amour, haine, orgueil, etc. Aucune disposition corporelle ne correspond à ces passions. Ce sont les principes de la nature humaine qui ont transformé l’esprit en un sujet susceptible d’éprouver des passions.
Aux côtés des principes d’association surgissent aussitôt de nouveaux principes liés aux passions : les principes d’utilité. En effet, le sujet s’avère l’instance qui, en fonction d’un principe d’utilité, poursuit un but. Il a des intentions et organise des moyens en vue d’une fin. Le tout s’effectue à la suite des principes d’association, lesquels, répétons-le, relient des idées de façon à changer la collection de celles-ci en système. Deleuze n’hésite d’ailleurs pas à affirmer que le point commun de tous les empiristes consiste en l’extériorité des relations vis-à-vis des idées. C’est ce que soutenaient William James, avec son pluralisme, et Bertrand Russell, dans une perspective réaliste. Au demeurant, la structure spatio-temporelle de l’esprit nous présente sous des formes diverses la relation des idées à l’ensemble où elles sont intégrées; et chacun des principes humiens d’association se trouve lié à un aspect particulier de l’esprit. La contiguïté au sens, la causalité au temps, la ressemblance à l’imagination… Le seul point commun qui les relie est le caractère qualitatif propre à la nature humaine.
Les idées complexes sont d’ailleurs l’un des effets des principes d’association. Relations, substances, modes : autant d’idées générales qui sont évoquées, groupées et comparées. Le rapport entre le sujet et les idées complexes s’inscrit dans le langage. À la source des idées complexes se situent les relations naturelles, c’est-à-dire ce que l’association explique, et les relations philosophiques, concernant ce que les associations ne peuvent expliquer. Du côté de la nature, c’est l’aisance de l’immédiateté; du coté de la nature humaine, c’est la perte de force et de vivacité de la médiation.
Pourtant, Bergson et Freud ont, comme le rapporte Deleuze, critiqué vivement les principes d’association sous le prétexte que ceux-ci n’expliqueraient que la « superficie » de notre conscience, à savoir la forme de la pensée au lieu de ses contenus singuliers. De tels contenus profonds ne pourraient être expliqués que par l’intermédiaire de l’affectivité. Or, Deleuze défend Hume en mentionnant qu’il n’a jamais dit autre chose. Seulement, les formes superficielles devaient également être expliquées, en parallèle des circonstances et de l’affectivité sous-jacentes aux contenus. Il est vrai que, chez Hume, les circonstances constituent des variables à l’origine de nos passions; de sorte qu’un ensemble de circonstances singularise toujours le sujet. Les principes de la passion doivent cependant s’unir à ceux de l’association pour que le sujet se forme dans l’esprit – d’où l’importance de considérer tant les contenus singuliers que la forme de l’association. Les idées s’associent d’un point de vue formel, certes; mais c’est telle idée qui s’associe avec telle autre à tel ou tel moment, en ce qui concerne le fond. L’union entre les principes d’association (forme superficielle) et les principes de la passion (contenu circonstanciel) compose au demeurant le principe d’individuation du sujet. Dans le donné, la subjectivité s’est donc constituée, et la voilà devenue pratique. La croyance et l’invention y sont manifestement pour quelque chose…

lundi 9 juin 2014

Empirisme et subjectivité (chapitre 4) : Dieu et le monde

Dieu et le Monde : voilà les deux objets étudiés par Deleuze dans le quatrième chapitre d'Empirisme et subjectivité. À partir de Hume, il démontre de quelle façon l'imagination peut déborder de ses limites extensives, hors de la portée de l'entendement qui ne suit guère son rythme, ne pouvant dès lors corriger le délire fantaisiste qui en découle. Des principes de la nature, la fiction devient elle-même un principe. Et ce nouveau principe se retourne contre les principes naturels... L'imagination se retourne contre elle-même... Un état de démence en résulte.

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« Il faut aller jusqu’au fond de la démence et de la solitude, pour trouver l’élan du bon sens. »
Gilles Deleuze, Empirisme et subjectivité, p. 88.

Deleuze nous rappelle dès le début du quatrième chapitre d’Empirisme et subjectivité qu’il y a chez Hume quatre sortes de règles : les règles extensives et correctives de la passion et ces mêmes règles du côté de la connaissance. Par ailleurs, passion et connaissance constituent deux pôles de la religion, que Deleuze prend soin de développer. Le premier est celui du polythéisme, lié aux passions en tant qu’elles sont diverses. Ici, le sentiment religieux revêt toute son importance, puisqu’il découle des passions; en effet, les dieux du polythéisme ne sont pas autre chose que l’extension des passions. Autrement dit, ils sont l’écho ou la réflexion des passions, tandis que leur ciel est le fruit de notre imagination. De plus, le sentiment religieux dérive des rencontres étranges – et c’est ici tout Deleuze – que nous faisons dans le monde sensible. Que rencontrons-nous ? Des phénomènes inconnus que nous avons tendance à prendre pour des essences, alors qu’ils ne sont en fait que des accidents. Bref, nous rencontrons des phénomènes accidentels. Mais faire de ces accidents des essences : voilà l’erreur fondamentale, sous-jacente aux superstitions ainsi qu’à l’idolâtrie – artifices issus du délire humain.
Le second pôle de la religion concerne le théisme, relevant quant à lui de l’extension de la connaissance. D’emblée, il s’agit d’une fiction, d’un débordement de l’imagination – ou, dans les termes de Deleuze, d’un simulacre de croyance. Le tout présuppose à la base une répétition parlée, c’est-à-dire une tradition orale ou écrite en rapport avec des « miracles », des témoignages venant des prêtres, etc. Alors que le polythéisme relève de la diversité des passions, le théisme est plutôt lié à une unité du spectacle de la Nature. Et cette unité résulte bien sûr des principes d’association tels que la ressemblance et la causalité. Polythéisme et théisme – diversité accidentelle des passions rencontrées et unité fictive d’une connaissance débordante : voilà les deux pôles de la religion, qui s’avère au final un système de règles extensives.
Toujours la religion déborde les limites de l’expérience, suivant l’interprétation deleuzienne de Hume. Par l’effet du monde et de la Nature, elle prétend prouver Dieu; mais cet effet, elle le grossit démesurément, d’autant qu’elle nie tout désordre dans la réalité. Elle plonge dans un délire fictif jusqu’à en faire un faux usage de la notion de causalité. Comme nous l’avons vu dans les chapitres antérieurs, la cause de toutes choses est et ne peut que demeurer un mystère. C’est d’ailleurs pourquoi, aux dires de Hume, la philosophie n’a rien à dire sur la cause des principes d’association – bref, sur l’origine de leur pouvoir. Que deux atomes d’impressions ou d’idées soient liés de manière évidente, soit; mais l’origine d’une telle liaison, à savoir la cause, n’en est pas moins inconnue. Or, c’est dans ce mystère que s’inscrit Dieu, lequel ne peut être pensé que négativement, hors des principes d’association, si l’on tient à attribuer une quelconque validité au théisme. Dieu ou la causalité peut donc être pensé, mais jamais connu! Pensé de quelle façon ? Sous la forme d’un accord entre les principes de la nature humaine et la Nature. Sous une forme analogique, donc. Dieu n’est ainsi qu’une idée générale, vide de contenu – à moins qu’il soit identifié aux modes d’apparition de l’expérience. Comme si l’unité théiste cherchait à extraire une connaissance de soi par l’entremise de la diversité polythéiste… Deleuze qualifie d’ailleurs une telle analogie de partielle; car, l’idée de Dieu se trouve mutilée. Hume semble même écarter la religion de la culture, la religion n’ayant gardé que le frivole dans l’extension. Débordement délirant de l’imagination. Rien d’autre.
 

Du reste, Deleuze soulève trois usages fictifs du principe de causalité chez Hume. Le premier se définit par des répétitions qui ne procèdent pas de l’expérience. Le second se définit quant à lui par un objet particulier – lequel n’en est pas vraiment un – qui ne peut se répéter, à savoir le Monde. Enfin, la troisième causalité fictive-débordante concerne la croyance à l’existence distincte et continue des corps. Via cette causalité, nous conférons à un objet plus de cohérence et de régularité que nous n’en observons dans la perception. Ainsi la continuité et la distinction sont-elles des illusions de l’imagination; de fait, elles concernent ce dont l’expérience est impossible, tant pour les sens que pour l’entendement.
Or, chez Hume, la fiction est un principe de la nature humaine, étant donné que l’imagination a recours aux principes d’association de l’entendement; et, de la sorte, la collection des idées constitutives de l’esprit se change en système de savoir. Les perceptions sont saisies – capturées ? – en tant que séparées de l’esprit. En d’autres termes, les impressions sont arrachées au sens. L’objet de l’idée obtient alors une existence indépendante des sens, lesquels ont été dépassés. Et voilà le système achevé sous l’aspect d’une « identité » du Monde. Des principes de la nature, on se retrouve dans un domaine fictif, là où la continuité et la distinction surgissent en tant qu’illusions. D’où le caractère principiel de la fiction, le Monde n’étant – au même titre que Dieu – qu’une idée de l’imagination, constitué par celle-ci en tant qu’elle est créatrice. La croyance à l’existence des corps relève donc du principe d’identité comme pure fiction, de la confusion, une identité étant attribuée à des impressions semblables, puis de la fiction de l’existence continue. Le tout résulte d’un mauvais usage des principes d’association; car, en réalité, le cours de nos impressions est interrompu. L’imagination s’étend trop, la raison ne corrige pas assez. Il y a une exacerbation de l’extension fantaisiste et une atrophie de l’entendement réflexif. L’imagination en tant que fiction devenue principe (imagination constituée) se retourne contre les principes qui la fixent et la corrigent (imagination constituante). L’identité prend le dessus sur le cours discontinu des choses, et le système qui en découle n’est qu’un délire fou et illusoire. C’est le triomphe de la fantaisie et de la cosmologie en tant que système synthétique du Monde.
Nous devons somme toute accepter la contradiction entre les principes de la nature et l’imagination tournée contre ces principes sous l’influence de la fiction débordante. Deleuze considère pour sa part cette contradiction comme un « état de démence ». Cet état consiste à référer la nature à l’esprit, contrairement au bon sens, où c’est l’esprit qui est référé à la nature, suivant les règles correctives de l’entendement. Or, tout comme le théisme semble découler du polythéisme – ou l’unité de la diversité – un tel bon sens surgit souvent de la démence, par où tout penseur solitaire doit passer. Peut-être faut-il alors délirer un peu dans la religion et la cosmologie – Dieu et le Monde – afin de retrouver le sens de la nature et la pratique qui en découle, aussi illusoire soit cette opération synthétique de l’entendement ?

mercredi 30 avril 2014

L'Anti-Oedipe (chapitre 1) : Les machines désirantes (3)

Voilà qu'une nouvelle machine intervient, apportant quelque chose de nouveau. Une puissance « solaire », écrivent Deleuze et Guattari. Après les machines désirantes (production de production), la machine paranoïaque (répulsion) et la machine miraculante (attraction), ces deux dernières se réconcilient et forment la machine « célibataire », au bout de laquelle le sujet apparaît petit à petit, tout comme la perception et la pensée. Le schizo plonge alors dans l'hallucination et le délire. Et depuis la nature, il s'enfonce dans la culture; car, la folie du schizo n'est autre que le devenir-sujet...

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« Comment a-t-on pu réduire la synthèse conjonctive du "C’était donc ça!", "C’est donc moi!" à l’éternelle et morne découverte d’Œdipe, "C’est donc mon père, c’est donc ma mère…" ? »
Gilles Deleuze, L’Anti-Œdipe, p. 27.

Brève récapitulations avant d’entamer la troisième partie du premier chapitre de l’Anti-Œdipe : la production de production engendre la production d’enregistrement; et celle-ci se rabat sur celle-là. Tel est le processus. C’est alors que la consommation survient, prenant le relais par rapport à l’enregistrement sur la surface d’inscription de celle-ci; car, toute production désirante – même en plein processus – est consommation, c’est-à-dire volupté et consumation. Les machines désirantes se consument à travers leurs recoupements, et même dans leurs rapports avec les corps sans organes (offensifs du point de vue de la machine paranoïaque; réactifs du point de vue de la machine miraculante). Or, la consommation ne l’est pas pour un sujet. Du moins, pas encore, le sujet n’ayant pas été repéré sur la surface d’enregistrement.
De la consommation au niveau de la production désirante découle une réconciliation entre les machines paranoïaque et miraculante – entre la répulsion et l’attraction; et de cette réconciliation surgit une nouvelle machine, laquelle fonctionne en tant que retour du refoulé : la machine célibataire. Celle-ci résulte autrement dit de l’alliance entre les machines désirantes (production de production) et le corps sans organes (production d’enregistrement). En surgit un « organisme glorieux », une « humanité nouvelle » – une synthèse conjonctive de consommation dont la forme est : « C’était donc ça! » Avec la machine célibataire apparaît une consommation dans l’actuel sous l’aspect d’un plaisir auto-érotique ou automation, suivant la volupté de la production désirante. De plus, la machine célibataire est créatrice de quantités intensives.
De telles intensités sont positives. Et vu leur origine, étant issues de la machine célibataire, il va sans dire qu’elles sont le produit de la répulsion, de l’attraction et de leur opposition – lutte incessante entre les machines désirantes et le corps sans organes, le tout inscrit dans les processus productifs. Cette lutte à la source des intensités pures provoquent des états de nerfs tout aussi intenses. L’attraction et la répulsion remplissent ainsi le corps sans organes en fonction d’un cercle d’éternel retour. De la machine désirante au corps sans organes; du corps sans organes à la machine désirante… Puis, la machine célibataire comme rejeton des machines paranoïaque et miraculante… Lutte attractive, lutte répulsive… Opposition et réconciliation… Que d’intensités en ce lieu où tout est vie. Où tout est vécu. On ne peut parler ici de représentation. C’est la vie même dans tous ses processus de production. La consommation d’intensités pures n’a donc rien à voir avec les figures familiales de la psychanalyse. Le tissu œdipien est étranger au vécu, étant de l’ordre de la représentation. Et de représentation, il n’y en a pas encore; d’autant que le sujet commence à peine à être repéré.
De fait, il erre sur le corps sans organes, au milieu des codes et des inscriptions, tout près des machines désirantes. Le sujet tel qu'entrevu s’avère étrange, sans identité fixe. Il naît, puis renaît à mesure que les états s’enfilent le long du processus propre à la machine célibataire. Le tout s’effectue bien sûr à coups de répulsion et d’attraction. Deleuze et Guattari évoquent alors Klossowski, qui a bien vu les processus intensifs sous-jacents au sujet – à savoir la Stimmung en tant qu’émotion matérielle, constitutive de la pensée-délire et de la perception-hallucinatoire. Une série d’états intensifs se chevauchent sur le corps sans organes par la force de l’attraction-essor et de la répulsion-décadence. Et c’est alors que le schizo s’arrache de son statut d’Homo natura au profit de l’Homo historia.


La donnée hallucinatoire (je vois, j’entends – la perception) et la donnée délirante (je pense – la raison) présupposent un « je sens » plus profond : le sujet. Celui-ci offre aux hallucinations l’objet projeté; et au délire, le contenu intérieur. Bref, de la machine célibataire surgit d’abord l’émotion primaire (la Stimmung, les intensités pures, les devenirs et les passages). Puis, en second viennent le délire et l’hallucination – la pensée et la perception…

lundi 31 mars 2014

L'Anti-Oedipe (chapitre 1) : Les machines désirantes (2)


À présent que les machines désirantes ont été définies comme ce qui relève de la production, contrairement au corps sans organes, qui relève de l'anti-production, il faut mettre de l'avant le conflit qui en découle; car, les machines désirantes ne marchent que détraquées, produisant activement au nom de la vie tout en engendrant le corps sans organes comme instinct de mort suivant la souffrance du corps, lequel refuse d'être dans un état figé. Et, comme nous le verrons, le corps sans organes ne peut supporter le bruit de la production des machines désirantes, au point où il se retourne contre elles... En parallèle, un nouveau rapport prend place dans la seconde partie du premier chapitre de l'Anti-Oedipe : celui entre la loi de la production de production (propre à la production désirante et à la production sociale) et la loi d'enregistrement (propre au corps sans organes et au socius). Il va sans dire que la machine deleuzo-guattarienne gagne en armes pour mieux attaquer la psychanalyse et son jeu de « papa-maman »...

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« Chaque connexion de machines, chaque production de machine, chaque bruit de machine est devenu insupportable au corps sans organes. Sous les organes il sent des larves et des vers répugnants, et l’action d’un Dieu qui le salope ou l’étrangle en l’organisant. »
Gilles Deleuze, L’Anti-Œdipe, p. 15.

Les machines désirantes produisent, fonctionnent et se détraquent, engendrant le corps sans organes improductif comme instinct de mort. Vie et mort, production et anti-production : il ne peut découler de telles contradictions qu’un état de conflit. C’est de cette opposition entre les machines désirantes et le corps sans organes que traite la seconde partie du premier chapitre de l’Anti-Œdipe. Le corps sans organes ne tolère pas le bruit, la production et les connexions machinales. Tous ces flux lui sont infernaux, insupportables. C’est pourquoi il leur oppose sa surface glissante, opaque, tendue, semblable à un fluide amorphe, indifférencié. Et aux mots phonétiques, aux sons de la langue parlée, il oppose des souffles et des cris sous la forme de blocs inarticulés, comme dans un gigantesque théâtre de la cruauté.
Le conflit s’explique de deux façons, suivant deux étapes coexistantes dans un même processus. D’abord, les machines désirantes cherchent à briser le corps sans organes, à le rompre par effraction; et le corps sans organes réagit de manière répulsive, éprouvant les agressions de ces appareils de persécution que sont devenues les machines désirantes. L’action d’effraction de celles-ci : voilà ce que Deleuze et Guattari appellent la machine paranoïaque. Le corps sans organes est donc persécuté par la machine paranoïaque, cherchant alors – et c’est ici la seconde explication du conflit – à se rabattre à son tour sur les machines désirantes, sur la production qu’il attire vers lui pour se l’approprier. Cette fois, il ne réagit plus à l’assaut de la machine paranoïaque, surpassant du coup son état de répulsion. Il agit comme attraction, donnant lieu à la machine miraculante. Et les deux machines – paranoïaque-répressive et miraculante-attractive – coexistent au sein du conflit entre les machines désirantes et le corps sans organes. De plus, alors que les machines désirantes se détraquaient, produisant l’instinct de mort qu’elles cherchaient à briser, imposant ses flux productifs au fluide improductif – alors que les organes des machines désirantes se brisaient par un tel détraquement et une telle poussée offensive contre l’instinct de mort, voilà que celui-ci l’attire miraculeusement vers lui, se l’approprie de telle sorte que les organes sont régénérés, que les machines désirantes se réparent. Ainsi, les machines miraculantes rétablissent les machines désirantes de par leur caractère attractif; tandis que les machines paranoïaques, subsistant toujours en parallèle, rient en sourdine de leurs voix railleuses, prêtes pour de nouveaux détraquements. Prêtes à démiraculer ce que les machines miraculantes ont réparé…
Deleuze et Guattari nous préparent ensuite au rapport entre la schizophrénie et le capitalisme en affirmant qu’il y a un parallèle entre la production désirante et la production sociale. Semblables au corps sans organes, les formes de la production sociale recèlent un caractère improductif et inengendré. Bref, un élément d’anti-production. Cette « station improductive », c’est le socius – à savoir le capital, corps despotique de la terre. Parallèlement au rapport entre la production désirante et le corps sans organes, il y a donc celui entre la production sociale et le socius. Celui-ci s’apparente à une surface où la production s’enregistre. C’est dire que le capital (en tant que corps sans organes du capitalisme) tient lieu de surface d’enregistrement, laquelle se rabat sur l’ensemble de la production. Encore du fixe et du figé qui entrent en conflit avec des processus de production… Il en résulte ce monde pervers, ensorcelé, dont parlait Marx : le monde fétichiste (mouvement objectif apparent).
Du reste, précisons que la loi de l’enregistrement diffère de celle de la production de production. Celle-ci constitue une synthèse connective ou de couplage. Or, lorsque les connexions productives passent des machines désirantes au corps sans organes (pour la production désirante) ou du travail au capital (pour la production sociale), elles sortent de la loi de production de production au profit d’une autre loi : celle de l’enregistrement. Cette loi exprime une distribution vis-à-vis de l’élément non productif, considéré comme présupposé naturel ou divin. Un réseau de synthèses nouvelles se tisse alors entre les machines qui s’accrochent sur le corps sans organes, pareilles à des points de disjonction. Le « et puis » conjonctif laisse place au « soit… soit » disjonctif. Il ne s’agit plus de machines qui se connectent et se recoupent, mais de machines qui, cramponnées au corps sans organes, se distribuent et se disjoignent suivant la loi de l’enregistrement. Ici, on ne parle plus de libido comme énergie connective par rapport à un travail, mais d’une énergie d’inscription disjonctive – sorte d’énergie divine (quoique le corps sans organes ne soit pas Dieu) que Deleuze et Guattari appellent le Numen. C’est une sorte d’énergie divine dans la mesure où le divin est simplement le caractère d’une énergie de disjonction, de déconnexion. Non plus le « et puis » libidinal, mais le « soit… soit » divin ou le Numen.
Ainsi, sur le corps sans organes, suivant la loi d’enregistrement, le Numen se distribue. Puis, les disjonctions s’y établissent sans qu’il y ait pour cela la moindre projection; de fait, cette production de la disjonction comme anti-production se suffit à elle-même. Dans ce cas, pourquoi la psychanalyse a-t-elle eu recourt à la projection papa-maman afin d’expliquer les phénomènes de psychose ? C’est sur le corps sans organes que tout se déroule; c’est sur lui que tout s’enregistre. Le schizo comme Homo natura dispose d’un code d’enregistrement fluide – code délirant-désirant qui ne concorde pas avec le code social propre au capital. En outre, il passe d’un code à l’autre, sur la surface du corps sans organes – lieu divin de la disjonction, où l’ensemble des codes apparaît brouillé de manière schizophrénique…