Dans le premier chapitre d'Empirisme et subjectivité, nous avons décrit, tel que Deleuze l'interprète, la nature de l'entendement, de l'imagination, des principes d'association, du sujet en tant que fiction et l'aspect culturel-moral qui en découle dans la pensée de Hume. Une poussée des passions vers la morale, une pratique au cœur de la théorie, les actions encadrées par divers motifs artificiels... Voici maintenant le second chapitre résumé, où la culture comme lieu de la généralité enveloppe les intérêts particuliers des êtres humains à des fins utiles.
*
« Le monde moral affirme
sa réalité quand la contradiction se dissipe effectivement, quand la
conversation est possible et se substitue à la violence, quand la propriété se
substitue à l’avidité. »
Gilles
Deleuze, Empirisme et subjectivité,
p. 27.
Naturellement, ils n’ont par ailleurs aucun
droit; car, il n’y a pas de droits
préexistants qui s’inscriraient quelque part dans la nature. D’où le besoin
de vivre en société. Pour ce faire, limiter des entreprises égoïstes ? Non. Au
lieu de cela, créer une institution
afin de garantir la satisfaction des besoins particuliers. Contre le contrat,
l’institution et son utilité; contre la limitation aliénante, l’invention positive.
Ainsi la société est-elle un ensemble de
conventions artificielles issues de l’institution et fondées sur l’utilité. Il
en découle un rapport entre les besoins naturels à assouvir et l’institution
sociale qui garantit cette satisfaction. La dualité besoin-institution
(positive) se substitue ainsi à la dualité droits-lois (négative). Et si
législateur il doit y avoir, c’est un législateur qui invente, qui institue. Voilà que la science de
l’homme n’est plus seulement une psychologie des affections de l’esprit, tel
que vu dans le premier chapitre, mais une psycho-sociologie.
Deleuze soulève par la suite un nouveau
rapport chez Hume : celui entre l’histoire comme lieu des différences et
de la nature comme principe de la ressemblance
ou de l’uniformité. C’est que l’institution s’explique par la réflexion des
tendances – des affections de l’esprit par les sens et l’entendement – dans
l’imagination. N’oublions pas que l’imagination est ce qui met les idées en
mouvement de manière fantaisiste-délirante. Dans le cas qui nous préoccupe,
elle produit divers modèles d’institution;
de sorte que les institutions sont le fruit de l’imagination – des inventions
déterminées par les tendances, le tout en
fonction des circonstances. Voilà pourquoi les modèles qui en ressortent
sont différents; voilà aussi pourquoi l’histoire est le lieu des différences.
Semblables au sujet et à la morale, l’histoire et la société comme domaines
institutionnels apparaissent à leur tour en tant que dépassement par l’intermédiaire de la fiction. Et c’est par
l’institution de règles générales déterminées par l’imagination que ce domaine
s’avère utile. De telles règles sont en outre mises en vigueur par la voie d’un
gouvernement qui appuie la justice. L’État survient alors pour façonner l’intérêt
général des individus en objet de croyance, c’est-à-dire pour donner à la généralité
la même vivacité qui transparait dans les passions et les intérêts particuliers
de chaque individu. Ce même État s’impose des règles pour ne pas sombrer dans
la violence, suivant une méthode corrective qu’il doit adapter à son propre
égard. Ainsi surgit la conscience politique comme pouvoir inventif, aux côtés
de la conscience morale.
Quelle est chez Hume l’essence de cette
dernière ? Deleuze répond : approuver (louer) et désapprouver (blâmer). Il
s’agit là d’un sentiment déterminant ce que sont la vertu et le vice, hors des
caprices de nos intérêts particuliers. Et pourquoi une telle approbation et une
telle désapprobation ? Qu’y a-t-il à louer ? Les bons aspects de la nature
humaine. Et à blâmer ? Les mauvais aspects de cette nature. Encore une fois,
seule l’artifice offre les conditions d’une telle distribution; de sorte que la
conscience morale se situe, elle aussi, au niveau de la généralité ainsi qu’auprès de la sympathie. Elle se montre
désireuse du plaisir d’autrui tout en exprimant une aversion pour sa peine.
Toutefois, la générosité qui ressort de la conscience morale est par nature
limitée. Tel qu’anticipé plus haut, nous aimons nos pareils, nos parents –
bref, nos proches. Notre affection
est donc inégale et, surtout, partiale.
Deleuze insiste sur ce point : notre nature n’est pas morale; de fait,
nous avons des intérêts particuliers dont l’essence est la partialité – et non
l’égoïsme, rappelons-le. En réalité, c’est notre
morale en tant qu’elle est dépassement qui
est dans notre nature. De là pourquoi notre générosité et notre sympathie
diffèrent selon les personnes à qui nous avons affaire. Généreux vis-à-vis de
nos parents, peut-être moins vis-à-vis des parents d’un étranger… Pire
encore : la pluralité des partialités, corollaire à la pluralité des
individus, engendre mille contradictions en société, et par suite de la violence. Impossible ici, au niveau des
intérêts particuliers et de la sympathie naturelle, de discuter raisonnablement
avec ceux qui ne sont pas nos proches. La limite de la sympathie s’avère ainsi
l’obstacle principal que la société doit surmonter. Cette limite rend compte
d’un problème d’intégration – les contradictions qui sévissent dans la nature –
que seule l’institution est à même de résoudre via les conventions et les
règles générales. D’où son utilité.
Or, c’est seulement lorsque les contradictions
sont surmontées que la conversation
devient possible. Elle remplace aussitôt la violence, et le monde moral peut
enfin prendre son envol. Il y a donc conversation quand l’institution établit
des règles générales à la fois extensives – car elles sont le produit d’un
dépassement de l’esprit, d’une extension au-delà du donné de l’expérience – et correctives – car la limite de la
sympathie n’engendre plus de violence, étant donné la possibilité nouvelle de
converser. Les sympathies particulières sont dépassées au profit de la généralité, à savoir du monde moral ou,
plus spécifiquement, de l’obligation morale et du sens du devoir qui en
ressort.
Des tendances naturelles à l’institution
culturelle, c’est tout un processus de généralisation qui s’active à travers le
rapport entre l’entendement et l’imagination – bref, les impressions de
réflexion. Les sympathies s’étendent par l’artifice; les passions se satisfont
par l’artifice. Ainsi, les besoins particuliers ne peuvent être satisfaits qu’artificiellement pour qu’il n’y ait plus
de rapport de violence entre les individus. Et les sympathies particulières,
élevées à la généralité du social, se changent en estime : le fond de la justice.
En somme, nous dit Deleuze, tout le problème
moral humien de la société concerne l’extension des sympathies afin de
substituer la conversation qui inclut
à la violence qui exclut – le tout
artificiel du système social aux intérêts partiels – voire partiaux (!) – de la
nature. Un tel tout ne peut qu’être inventé positivement, institué en système
de règles générales où s’inscrit la justice comme schème, comme moyen de
satisfaire les besoins dans une atmosphère de paix, suivant des relations d’estime. C’est
ainsi que les individus s’intègrent en société. D’abord, le dépassement de l’esprit afin d’inventer
le social; et puis, l’intégration des
êtres humains au social. Deleuze ajoute que les artifices sont tout à fait
naturels; en effet, l’être humain est inventif par nature. D’autant que la
culture sert à la nature, puisqu’elle lui permet d’arriver à ses fins.
L’institution est utile aux tendances, la culture
et l’histoire sont des produits de la nature – tout laisse à entendre que la
nature est rusée et qu’elle emprunte quelques détours dans les dédales des
principes d’association afin de satisfaire paisiblement ses besoins, sans
accroc ni violence. Bienfait de la culture, de la conversation – bienfait du langage!
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire