mardi 25 mars 2014

Empirisme et subjectivité (chapitre 2) : Le monde de la culture et les règles générales


Dans le premier chapitre d'Empirisme et subjectivité, nous avons décrit, tel que Deleuze l'interprète, la nature de l'entendement, de l'imagination, des principes d'association, du sujet en tant que fiction et l'aspect culturel-moral qui en découle dans la pensée de Hume. Une poussée des passions vers la morale, une pratique au cœur de la théorie, les actions encadrées par divers motifs artificiels... Voici maintenant le second chapitre résumé, où la culture comme lieu de la généralité enveloppe les intérêts particuliers des êtres humains à des fins utiles.

*


« Le monde moral affirme sa réalité quand la contradiction se dissipe effectivement, quand la conversation est possible et se substitue à la violence, quand la propriété se substitue à l’avidité. »
Gilles Deleuze, Empirisme et subjectivité, p. 27.

Commençons par rapporter le caractère a-contractuel de la pensée humienne de la société, comme Deleuze le relate dans le second chapitre d’Empirisme et subjectivité. Avec les théories du contrat, telles qu’on les retrouve par exemple chez Locke et chez Rousseau, nous n’avons qu’une image fausse, abstraite de la société. Au lieu de nous présenter un système positif, un ensemble d’entreprises inventées, elles présentent de façon négative un lot de limitation des égoïsmes et des intérêts particuliers. Or, selon Hume, l’être humain naturel n’est pas égoïste; ce que prouvent notamment les familles de par l’instinct sexuel (chez les parents) et la sympathie (à l’égard des enfants). L’être humain étant un être de communauté, c’est en effet dans un rapport naturel de sympathie que les proches vivent ensemble, de façon non égoïste. S’il existe quelque chose tel que l’égoïsme, il ne s’agit guère d’une tendance inhérente à la nature humaine, mais simplement de certains moyens utilisés pour satisfaire les passions. C’est pourquoi Deleuze considère la conception humienne de la société comme une critique du contrat : il est inexact de voir la société comme ce qui limite, par l’intermédiaire des lois, une tendance non naturelle chez l’humain. Il faut donc se tourner vers autre chose si l’on veut trouver l’essence de la société. Vers quoi ? Vers l’institution – à comprendre dans un sens social et non gouvernemental. Contre les lois répressives, l’institution créatrice constitue l’essence de la société. Seule l’institution revêt une utilité aux êtres humains en élargissant leur sympathie naturelle par la voie de l’artifice et, de cette façon, en les faisant entrer en société.
Naturellement, ils n’ont par ailleurs aucun droit; car, il n’y a pas de droits préexistants qui s’inscriraient quelque part dans la nature. D’où le besoin de vivre en société. Pour ce faire, limiter des entreprises égoïstes ? Non. Au lieu de cela, créer une institution afin de garantir la satisfaction des besoins particuliers. Contre le contrat, l’institution et son utilité; contre la limitation aliénante, l’invention positive.
Ainsi la société est-elle un ensemble de conventions artificielles issues de l’institution et fondées sur l’utilité. Il en découle un rapport entre les besoins naturels à assouvir et l’institution sociale qui garantit cette satisfaction. La dualité besoin-institution (positive) se substitue ainsi à la dualité droits-lois (négative). Et si législateur il doit y avoir, c’est un législateur qui invente, qui institue. Voilà que la science de l’homme n’est plus seulement une psychologie des affections de l’esprit, tel que vu dans le premier chapitre, mais une psycho-sociologie.
Deleuze soulève par la suite un nouveau rapport chez Hume : celui entre l’histoire comme lieu des différences et de la nature comme principe de la ressemblance ou de l’uniformité. C’est que l’institution s’explique par la réflexion des tendances – des affections de l’esprit par les sens et l’entendement – dans l’imagination. N’oublions pas que l’imagination est ce qui met les idées en mouvement de manière fantaisiste-délirante. Dans le cas qui nous préoccupe, elle produit divers modèles d’institution; de sorte que les institutions sont le fruit de l’imagination – des inventions déterminées par les tendances, le tout en fonction des circonstances. Voilà pourquoi les modèles qui en ressortent sont différents; voilà aussi pourquoi l’histoire est le lieu des différences. Semblables au sujet et à la morale, l’histoire et la société comme domaines institutionnels apparaissent à leur tour en tant que dépassement par l’intermédiaire de la fiction. Et c’est par l’institution de règles générales déterminées par l’imagination que ce domaine s’avère utile. De telles règles sont en outre mises en vigueur par la voie d’un gouvernement qui appuie la justice. L’État survient alors pour façonner l’intérêt général des individus en objet de croyance, c’est-à-dire pour donner à la généralité la même vivacité qui transparait dans les passions et les intérêts particuliers de chaque individu. Ce même État s’impose des règles pour ne pas sombrer dans la violence, suivant une méthode corrective qu’il doit adapter à son propre égard. Ainsi surgit la conscience politique comme pouvoir inventif, aux côtés de la conscience morale.
Quelle est chez Hume l’essence de cette dernière ? Deleuze répond : approuver (louer) et désapprouver (blâmer). Il s’agit là d’un sentiment déterminant ce que sont la vertu et le vice, hors des caprices de nos intérêts particuliers. Et pourquoi une telle approbation et une telle désapprobation ? Qu’y a-t-il à louer ? Les bons aspects de la nature humaine. Et à blâmer ? Les mauvais aspects de cette nature. Encore une fois, seule l’artifice offre les conditions d’une telle distribution; de sorte que la conscience morale se situe, elle aussi, au niveau de la généralité ainsi qu’auprès de la sympathie. Elle se montre désireuse du plaisir d’autrui tout en exprimant une aversion pour sa peine. Toutefois, la générosité qui ressort de la conscience morale est par nature limitée. Tel qu’anticipé plus haut, nous aimons nos pareils, nos parents – bref, nos proches. Notre affection est donc inégale et, surtout, partiale. Deleuze insiste sur ce point : notre nature n’est pas morale; de fait, nous avons des intérêts particuliers dont l’essence est la partialité – et non l’égoïsme, rappelons-le. En réalité, c’est notre morale en tant qu’elle est dépassement qui est dans notre nature. De là pourquoi notre générosité et notre sympathie diffèrent selon les personnes à qui nous avons affaire. Généreux vis-à-vis de nos parents, peut-être moins vis-à-vis des parents d’un étranger… Pire encore : la pluralité des partialités, corollaire à la pluralité des individus, engendre mille contradictions en société, et par suite de la violence. Impossible ici, au niveau des intérêts particuliers et de la sympathie naturelle, de discuter raisonnablement avec ceux qui ne sont pas nos proches. La limite de la sympathie s’avère ainsi l’obstacle principal que la société doit surmonter. Cette limite rend compte d’un problème d’intégration – les contradictions qui sévissent dans la nature – que seule l’institution est à même de résoudre via les conventions et les règles générales. D’où son utilité.
Or, c’est seulement lorsque les contradictions sont surmontées que la conversation devient possible. Elle remplace aussitôt la violence, et le monde moral peut enfin prendre son envol. Il y a donc conversation quand l’institution établit des règles générales à la fois extensives – car elles sont le produit d’un dépassement de l’esprit, d’une extension au-delà du donné de l’expérience – et correctives – car la limite de la sympathie n’engendre plus de violence, étant donné la possibilité nouvelle de converser. Les sympathies particulières sont dépassées au profit de la généralité, à savoir du monde moral ou, plus spécifiquement, de l’obligation morale et du sens du devoir qui en ressort.
Des tendances naturelles à l’institution culturelle, c’est tout un processus de généralisation qui s’active à travers le rapport entre l’entendement et l’imagination – bref, les impressions de réflexion. Les sympathies s’étendent par l’artifice; les passions se satisfont par l’artifice. Ainsi, les besoins particuliers ne peuvent être satisfaits qu’artificiellement pour qu’il n’y ait plus de rapport de violence entre les individus. Et les sympathies particulières, élevées à la généralité du social, se changent en estime : le fond de la justice.
En somme, nous dit Deleuze, tout le problème moral humien de la société concerne l’extension des sympathies afin de substituer la conversation qui inclut à la violence qui exclut – le tout artificiel du système social aux intérêts partiels – voire partiaux (!) – de la nature. Un tel tout ne peut qu’être inventé positivement, institué en système de règles générales où s’inscrit la justice comme schème, comme moyen de satisfaire les besoins dans une atmosphère de paix, suivant des relations d’estime. C’est ainsi que les individus s’intègrent en société. D’abord, le dépassement de l’esprit afin d’inventer le social; et puis, l’intégration des êtres humains au social. Deleuze ajoute que les artifices sont tout à fait naturels; en effet, l’être humain est inventif par nature. D’autant que la culture sert à la nature, puisqu’elle lui permet d’arriver à ses fins.
L’institution est utile aux tendances, la culture et l’histoire sont des produits de la nature – tout laisse à entendre que la nature est rusée et qu’elle emprunte quelques détours dans les dédales des principes d’association afin de satisfaire paisiblement ses besoins, sans accroc ni violence. Bienfait de la culture, de la conversation – bienfait du langage!

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire