lundi 16 juin 2014

Empirisme et subjectivité (chapitre 5) : Empirisme et subjectivité

Le chapitre éponyme d'Empirisme et subjectivité est sans aucun doute le cœur de l'ouvrage, d'où sa densité. Il est difficile de résumer cette partie de l'ouvrage, mais essayons tout de même : on y trouve expliqué le passage de la Nature (les impressions sensibles données à l'esprit et à l'imagination sous la forme d'une collection de perceptions) à la nature humaine (le sujet qui croit et invente grâce à une synthèse de l'esprit et de l'imagination, celle-ci étant devenue faculté ou système, au même titre que la temporalité, qui n'est plus seulement une structure de l'esprit, mais une synthèse du présent et du passé en vue de l'avenir). Deleuze y mentionne d'ailleurs le propos qu'il retiendra toute sa vie durant, au fil de ses ouvrages : les relations sont extérieures à leurs termes. Autrement dit, la forme des principes d'association se trouve au-delà des données atomiques de la perception... Idée qui sera reprise notamment dans Logique du sens sous la forme d'une théorie des événements en tant qu'extérieurs à la matérialité du monde. L'incorporalité extérieur à la corporalité. C'est à partir de Hume que Deleuze a développé cette idée qui constituera son empirisme transcendantal, sans négliger ses brèves références à James et Russell. Pour le reste, voici le résumé du chapitre « Empirisme et subjectivité ».

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« Le sujet est cette instance qui, sous l’effet d’un principe d’utilité, poursuit un but, une intention, organise des moyens en vue d’une fin, et, sous l’effet de principes d’association, établit des relations entre les idées. Ainsi […] la collection des perceptions devient un système quand celles-ci sont organisées. »
Gilles Deleuze, Empirisme et subjectivité, p. 109.

L’essence de l’empirisme s’inscrit dans le problème de la subjectivité, insiste Deleuze dans le cinquième chapitre de son livre sur Hume. Il s’agit en somme du problème du mouvement de se développer soi-même, ce qui est le propre du sujet. Quant au contenu de la subjectivité, ce n’est que médiation et transcendance. Le mouvement de développement du sujet – le devenir autre – est d’ailleurs double. Premièrement, le sujet se dépasse à travers l’inférence et la croyance. D’où la médiation-transcendance. De fait, le sujet infère quelque chose de non donné à partir du donné : César est mort, le soleil se lèvera… Et il croit, c’est-à-dire qu’il juge et se pose comme sujet, affirmant ainsi plus qu’il ne sait; en d’autres termes, le sujet croit en présumant des pouvoirs secrets à partir d’une connexion inconnue, quoiqu’inférée. Deuxièmement, le sujet se réfléchit à travers l’invention et l’artifice. Le tout s’effectue par et dans les jugements moraux, esthétiques ou sociaux – lieu où le sujet invente en supposant des pouvoirs abstraits. Voilà donc la double puissance de la subjectivité : le sujet croit et invente – il se dépasse par la croyance en des pouvoirs secrets et se réfléchit par l’invention en s’adonnant à des pouvoirs abstraits.
Deleuze écrit ensuite que le sujet humien est normatif, suivant ces deux sens de la subjectivité. Il crée des normes, soit des règles générales. Les pouvoirs de la Nature ont beau échapper à sa conscience, le sujet croit en inférant, depuis une partie donnée de cette Nature, une partie non donnée. Et à partir de cette croyance, il invente en distinguant des pouvoirs et en forgeant des totalités fonctionnelles, non données dans la Nature. Est-ce à dire que le sujet constitue une synthèse du donné, à savoir un système ? C’est bien le cas chez Hume. Et pourtant, la subjectivité elle-même se constitue dans le donné. La synthèse forgée ou le système : voilà donc le sujet constitué! Il s’ensuit que ce n’est pas à un sujet que le donné est donné, le sujet étant possible grâce à ce donné. D’ailleurs, un tel donné n’est autre que le flux du sensible. Une collection d’impressions et d’images – bref, l’ensemble des perceptions. Et c’est à partir de cet ensemble que le sujet se constitue, suivant le double mouvement : croyance et invention. Or, le donné comme tel est dénué de toute identité, de toute loi. Il apparaît, se meut, change, sans plus… Il serait donc absurde de considérer le sujet identitaire comme donné, son origine étant dénuée d’identité. Il ne peut qu’être construit. Ce problème empirique est d’ailleurs, au regard de Deleuze, le grand mérite de Hume.
Le point de départ de l’empirisme se trouve au demeurant dans l’expérience de l’ensemble du donné, c’est-à-dire dans la succession mouvementée des perceptions distinctes, dont la collection compose l’esprit et l’imagination. Ceux-ci ne sont donc pas une faculté ou un principe d’organisation, étant plutôt l’ensemble des impressions sensibles. C’est dans la succession qu’a lieu l’expérience de telles impressions, à savoir dans le mouvement des idées séparables – ou différentes car séparables. Et rien ne précède cette expérience. Elle est la seule. Et, selon les propos vus plus haut, aucun sujet n’est impliqué. Insistons : il n’y a ici ni loi ni identité, et par suite aucune substance dont elle serait le mode. S’il y a substance, il s’agit seulement de chaque perception – et non d’un quelconque support qui précéderait l’expérience. Ainsi les perceptions ou les impressions sensibles sont-elles les seules substances qui soient. C’est pourquoi l’empirisme serait, selon Deleuze, une critique d’une philosophie de la substance. Pour le reste, toute impression-perception est innée, non représentative. Et la collection des perceptions en tant qu’idées-impressions – lieu du donné – présuppose la division de ces mêmes perceptions; de sorte que, selon un thème cher à Deleuze, l’un des principes fondamentaux de l’empirisme n’est autre que le principe de différence.
C’est donc de la plus petite idée – par exemple, le grain de sable, voire sa partie – que se réclame l’esprit en tant qu’ensemble du donné. Une telle idée-limite est absolument indivisible. Sans doute y a-t-il des choses plus petites que les plus petits corps qui nous apparaissent; mais, selon Hume, il n’y a rien de plus petit que l’impression que nous avons de ces corps, ou de l’idée que nous nous en faisons. La plus petite idée-impression s’avère le point sensible – et non physique ou mathématique. C’est que le point physique est déjà étendu, encore divisible, tandis que le point mathématique n’est qu’un néant, une non-existence. Entre les deux, là où s’inscrit le point sensible, il y a l’existence réelle, d’où part l’étendue réelle. C’est donc là que se situe le point sensible ou l’atome, lequel est visible, tangible, coloré, solide… L’atome n’a en lui-même pas d’étendue, celle-ci résultant plutôt d’une collection d’atomes; en effet, l’idée de l’espace découle de l’idée de différents points visibles et tangibles, c’est-à-dire de différents points sensibles. De même, le temps s’inscrit dans la succession perceptible des impressions changeantes, se succédant suivant le principe de différence.
Une question s’impose d’emblée : où l’espace et le temps se situent-ils par rapport au donné ? Découlent-ils de celui-ci ? Non, répond Deleuze. Espace et temps ne découlent pas du donné, mais de l’esprit, c’est-à-dire de la collection des idées issues du donné. Plus simplement, l’espace-temps se trouve dans le donné, et non l’inverse. C’est par les sens de la vue et du toucher que l’espace surgit, l’étendue étant la qualité de certaines perceptions. Quant au temps, tout ensemble de perceptions le présente comme sa qualité. En définitive, il y a deux caractères objectifs du donné : l’atome en tant qu’élément indivisible, et la structure suivant laquelle les différents éléments se distribuent – structure spatio-temporelle, plus spécifiquement.
Du reste, l’imagination, jusqu’ici une simple collection, devient une faculté avec le sujet, tandis que la collection elle-même se change en système; autrement dit, le donné rassemblé sous un ensemble via les principes d’association est repris par l’imagination comme faculté de manière à surpasser le donné. C’est alors que l’esprit devient nature humaine; du même coup, nous comprenons pourquoi le sujet s’avère une synthèse de l’esprit par le biais de la croyance et de l’invention. Et de même que l’imagination se change en faculté, la succession temporelle se change en durée – idée plutôt bergsonienne (!). Aux côtés de la durée, nous pouvons également parler d’habitude (poussée du passé) et d’attente (élan vers l’avenir). Par ailleurs, Deleuze ne cache pas que l’habitude et l’attente constituent une mémoire bergsonienne, se livrant à une libre interprétation de la pensée humienne. Puis, il précise que l’habitude est à entendre comme la racine constituante du sujet – celui-ci étant une synthèse du temps, c’est-à-dire du présent et du passé en vue de l’avenir.
Ensuite, Deleuze affirme que l’attente est la seule synthèse productive, inventive – et plus spécifiquement créatrice. Ainsi l’avenir est-il lié à la puissance inventive propre à la subjectivité; de fait, c’est dans l’avenir que le sujet se réfléchit et, par suite, dépasse sa partialité et son avidité immédiate via l’instauration d’institutions qui rendent possible un accord entre les sujets. Quant à la croyance – l’autre puissance de la subjectivité – elle est l’unité dynamique du présent (tendance) et du passé (habitude) – cette synthèse constituant en même temps l’avenir. À des fins d’adaptation au présent, l’expérience passée fait ainsi office de règle de l’avenir. Bref, la croyance résultant du passé permet l’invention dans l’avenir. Et cela est rendu possible par le passage de la Nature à la nature humaine – par la transformation de la mémoire de l’esprit en habitude du sujet. Jusqu’ici, le temps était la structure de l’esprit. Voilà maintenant qu’il est une synthèse liée de près à la croyance ainsi qu’à l’invention du sujet. Tout part du donné dans le présent, lieu des tendances; puis, le passé se constitue dans l’expérience à travers les habitudes, la répétition de cas semblables, devenant alors l’objet d’une observation. Présent et passé s’associent enfin grâce aux principes en une synthèse du temps, donnant lieu à un élan vers l’avenir comme véritable lieu de la création. Le temps comme structure est naturel; le temps synthétisé relève de la nature humaine.
Deleuze propose alors une nouvelle définition de l’entendement humien : c’est l’esprit qui, sous l’influence du principe de l’expérience, réfléchit le temps comme un passé soumis à son observation. De manière analogue, l’imagination est l’esprit qui, sous le principe de l’habitude, réfléchit le temps comme un avenir déterminé, rempli par ses attentes. D’un côté, l’entendement observant le passé; de l’autre, l’imagination se faisant des attentes quant à l’avenir. Le rapport entre les deux forme la croyance. Il en découle une double spontanéité. D’abord, une spontanéité des relations : les idées sont associées dans l’esprit; et dans le corps, c’est le mécanisme des différentes perceptions qui se trouvent recoupé, cette fois par une spontanéité physique des relations. Et puis, il y a une spontanéité de disposition : les impressions de sensation composent seulement l’esprit tout en lui donnant une origine, tandis que les impressions de réflexion composent le sujet dans l’esprit – qualifiant en fait celui-ci comme sujet. C’est alors que l’organisme se trouve disposé à engendrer des passions : faim, soif, désir sexuel, amour, haine, orgueil, etc. Aucune disposition corporelle ne correspond à ces passions. Ce sont les principes de la nature humaine qui ont transformé l’esprit en un sujet susceptible d’éprouver des passions.
Aux côtés des principes d’association surgissent aussitôt de nouveaux principes liés aux passions : les principes d’utilité. En effet, le sujet s’avère l’instance qui, en fonction d’un principe d’utilité, poursuit un but. Il a des intentions et organise des moyens en vue d’une fin. Le tout s’effectue à la suite des principes d’association, lesquels, répétons-le, relient des idées de façon à changer la collection de celles-ci en système. Deleuze n’hésite d’ailleurs pas à affirmer que le point commun de tous les empiristes consiste en l’extériorité des relations vis-à-vis des idées. C’est ce que soutenaient William James, avec son pluralisme, et Bertrand Russell, dans une perspective réaliste. Au demeurant, la structure spatio-temporelle de l’esprit nous présente sous des formes diverses la relation des idées à l’ensemble où elles sont intégrées; et chacun des principes humiens d’association se trouve lié à un aspect particulier de l’esprit. La contiguïté au sens, la causalité au temps, la ressemblance à l’imagination… Le seul point commun qui les relie est le caractère qualitatif propre à la nature humaine.
Les idées complexes sont d’ailleurs l’un des effets des principes d’association. Relations, substances, modes : autant d’idées générales qui sont évoquées, groupées et comparées. Le rapport entre le sujet et les idées complexes s’inscrit dans le langage. À la source des idées complexes se situent les relations naturelles, c’est-à-dire ce que l’association explique, et les relations philosophiques, concernant ce que les associations ne peuvent expliquer. Du côté de la nature, c’est l’aisance de l’immédiateté; du coté de la nature humaine, c’est la perte de force et de vivacité de la médiation.
Pourtant, Bergson et Freud ont, comme le rapporte Deleuze, critiqué vivement les principes d’association sous le prétexte que ceux-ci n’expliqueraient que la « superficie » de notre conscience, à savoir la forme de la pensée au lieu de ses contenus singuliers. De tels contenus profonds ne pourraient être expliqués que par l’intermédiaire de l’affectivité. Or, Deleuze défend Hume en mentionnant qu’il n’a jamais dit autre chose. Seulement, les formes superficielles devaient également être expliquées, en parallèle des circonstances et de l’affectivité sous-jacentes aux contenus. Il est vrai que, chez Hume, les circonstances constituent des variables à l’origine de nos passions; de sorte qu’un ensemble de circonstances singularise toujours le sujet. Les principes de la passion doivent cependant s’unir à ceux de l’association pour que le sujet se forme dans l’esprit – d’où l’importance de considérer tant les contenus singuliers que la forme de l’association. Les idées s’associent d’un point de vue formel, certes; mais c’est telle idée qui s’associe avec telle autre à tel ou tel moment, en ce qui concerne le fond. L’union entre les principes d’association (forme superficielle) et les principes de la passion (contenu circonstanciel) compose au demeurant le principe d’individuation du sujet. Dans le donné, la subjectivité s’est donc constituée, et la voilà devenue pratique. La croyance et l’invention y sont manifestement pour quelque chose…

lundi 9 juin 2014

Empirisme et subjectivité (chapitre 4) : Dieu et le monde

Dieu et le Monde : voilà les deux objets étudiés par Deleuze dans le quatrième chapitre d'Empirisme et subjectivité. À partir de Hume, il démontre de quelle façon l'imagination peut déborder de ses limites extensives, hors de la portée de l'entendement qui ne suit guère son rythme, ne pouvant dès lors corriger le délire fantaisiste qui en découle. Des principes de la nature, la fiction devient elle-même un principe. Et ce nouveau principe se retourne contre les principes naturels... L'imagination se retourne contre elle-même... Un état de démence en résulte.

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« Il faut aller jusqu’au fond de la démence et de la solitude, pour trouver l’élan du bon sens. »
Gilles Deleuze, Empirisme et subjectivité, p. 88.

Deleuze nous rappelle dès le début du quatrième chapitre d’Empirisme et subjectivité qu’il y a chez Hume quatre sortes de règles : les règles extensives et correctives de la passion et ces mêmes règles du côté de la connaissance. Par ailleurs, passion et connaissance constituent deux pôles de la religion, que Deleuze prend soin de développer. Le premier est celui du polythéisme, lié aux passions en tant qu’elles sont diverses. Ici, le sentiment religieux revêt toute son importance, puisqu’il découle des passions; en effet, les dieux du polythéisme ne sont pas autre chose que l’extension des passions. Autrement dit, ils sont l’écho ou la réflexion des passions, tandis que leur ciel est le fruit de notre imagination. De plus, le sentiment religieux dérive des rencontres étranges – et c’est ici tout Deleuze – que nous faisons dans le monde sensible. Que rencontrons-nous ? Des phénomènes inconnus que nous avons tendance à prendre pour des essences, alors qu’ils ne sont en fait que des accidents. Bref, nous rencontrons des phénomènes accidentels. Mais faire de ces accidents des essences : voilà l’erreur fondamentale, sous-jacente aux superstitions ainsi qu’à l’idolâtrie – artifices issus du délire humain.
Le second pôle de la religion concerne le théisme, relevant quant à lui de l’extension de la connaissance. D’emblée, il s’agit d’une fiction, d’un débordement de l’imagination – ou, dans les termes de Deleuze, d’un simulacre de croyance. Le tout présuppose à la base une répétition parlée, c’est-à-dire une tradition orale ou écrite en rapport avec des « miracles », des témoignages venant des prêtres, etc. Alors que le polythéisme relève de la diversité des passions, le théisme est plutôt lié à une unité du spectacle de la Nature. Et cette unité résulte bien sûr des principes d’association tels que la ressemblance et la causalité. Polythéisme et théisme – diversité accidentelle des passions rencontrées et unité fictive d’une connaissance débordante : voilà les deux pôles de la religion, qui s’avère au final un système de règles extensives.
Toujours la religion déborde les limites de l’expérience, suivant l’interprétation deleuzienne de Hume. Par l’effet du monde et de la Nature, elle prétend prouver Dieu; mais cet effet, elle le grossit démesurément, d’autant qu’elle nie tout désordre dans la réalité. Elle plonge dans un délire fictif jusqu’à en faire un faux usage de la notion de causalité. Comme nous l’avons vu dans les chapitres antérieurs, la cause de toutes choses est et ne peut que demeurer un mystère. C’est d’ailleurs pourquoi, aux dires de Hume, la philosophie n’a rien à dire sur la cause des principes d’association – bref, sur l’origine de leur pouvoir. Que deux atomes d’impressions ou d’idées soient liés de manière évidente, soit; mais l’origine d’une telle liaison, à savoir la cause, n’en est pas moins inconnue. Or, c’est dans ce mystère que s’inscrit Dieu, lequel ne peut être pensé que négativement, hors des principes d’association, si l’on tient à attribuer une quelconque validité au théisme. Dieu ou la causalité peut donc être pensé, mais jamais connu! Pensé de quelle façon ? Sous la forme d’un accord entre les principes de la nature humaine et la Nature. Sous une forme analogique, donc. Dieu n’est ainsi qu’une idée générale, vide de contenu – à moins qu’il soit identifié aux modes d’apparition de l’expérience. Comme si l’unité théiste cherchait à extraire une connaissance de soi par l’entremise de la diversité polythéiste… Deleuze qualifie d’ailleurs une telle analogie de partielle; car, l’idée de Dieu se trouve mutilée. Hume semble même écarter la religion de la culture, la religion n’ayant gardé que le frivole dans l’extension. Débordement délirant de l’imagination. Rien d’autre.
 

Du reste, Deleuze soulève trois usages fictifs du principe de causalité chez Hume. Le premier se définit par des répétitions qui ne procèdent pas de l’expérience. Le second se définit quant à lui par un objet particulier – lequel n’en est pas vraiment un – qui ne peut se répéter, à savoir le Monde. Enfin, la troisième causalité fictive-débordante concerne la croyance à l’existence distincte et continue des corps. Via cette causalité, nous conférons à un objet plus de cohérence et de régularité que nous n’en observons dans la perception. Ainsi la continuité et la distinction sont-elles des illusions de l’imagination; de fait, elles concernent ce dont l’expérience est impossible, tant pour les sens que pour l’entendement.
Or, chez Hume, la fiction est un principe de la nature humaine, étant donné que l’imagination a recours aux principes d’association de l’entendement; et, de la sorte, la collection des idées constitutives de l’esprit se change en système de savoir. Les perceptions sont saisies – capturées ? – en tant que séparées de l’esprit. En d’autres termes, les impressions sont arrachées au sens. L’objet de l’idée obtient alors une existence indépendante des sens, lesquels ont été dépassés. Et voilà le système achevé sous l’aspect d’une « identité » du Monde. Des principes de la nature, on se retrouve dans un domaine fictif, là où la continuité et la distinction surgissent en tant qu’illusions. D’où le caractère principiel de la fiction, le Monde n’étant – au même titre que Dieu – qu’une idée de l’imagination, constitué par celle-ci en tant qu’elle est créatrice. La croyance à l’existence des corps relève donc du principe d’identité comme pure fiction, de la confusion, une identité étant attribuée à des impressions semblables, puis de la fiction de l’existence continue. Le tout résulte d’un mauvais usage des principes d’association; car, en réalité, le cours de nos impressions est interrompu. L’imagination s’étend trop, la raison ne corrige pas assez. Il y a une exacerbation de l’extension fantaisiste et une atrophie de l’entendement réflexif. L’imagination en tant que fiction devenue principe (imagination constituée) se retourne contre les principes qui la fixent et la corrigent (imagination constituante). L’identité prend le dessus sur le cours discontinu des choses, et le système qui en découle n’est qu’un délire fou et illusoire. C’est le triomphe de la fantaisie et de la cosmologie en tant que système synthétique du Monde.
Nous devons somme toute accepter la contradiction entre les principes de la nature et l’imagination tournée contre ces principes sous l’influence de la fiction débordante. Deleuze considère pour sa part cette contradiction comme un « état de démence ». Cet état consiste à référer la nature à l’esprit, contrairement au bon sens, où c’est l’esprit qui est référé à la nature, suivant les règles correctives de l’entendement. Or, tout comme le théisme semble découler du polythéisme – ou l’unité de la diversité – un tel bon sens surgit souvent de la démence, par où tout penseur solitaire doit passer. Peut-être faut-il alors délirer un peu dans la religion et la cosmologie – Dieu et le Monde – afin de retrouver le sens de la nature et la pratique qui en découle, aussi illusoire soit cette opération synthétique de l’entendement ?