mercredi 30 avril 2014

L'Anti-Oedipe (chapitre 1) : Les machines désirantes (3)

Voilà qu'une nouvelle machine intervient, apportant quelque chose de nouveau. Une puissance « solaire », écrivent Deleuze et Guattari. Après les machines désirantes (production de production), la machine paranoïaque (répulsion) et la machine miraculante (attraction), ces deux dernières se réconcilient et forment la machine « célibataire », au bout de laquelle le sujet apparaît petit à petit, tout comme la perception et la pensée. Le schizo plonge alors dans l'hallucination et le délire. Et depuis la nature, il s'enfonce dans la culture; car, la folie du schizo n'est autre que le devenir-sujet...

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« Comment a-t-on pu réduire la synthèse conjonctive du "C’était donc ça!", "C’est donc moi!" à l’éternelle et morne découverte d’Œdipe, "C’est donc mon père, c’est donc ma mère…" ? »
Gilles Deleuze, L’Anti-Œdipe, p. 27.

Brève récapitulations avant d’entamer la troisième partie du premier chapitre de l’Anti-Œdipe : la production de production engendre la production d’enregistrement; et celle-ci se rabat sur celle-là. Tel est le processus. C’est alors que la consommation survient, prenant le relais par rapport à l’enregistrement sur la surface d’inscription de celle-ci; car, toute production désirante – même en plein processus – est consommation, c’est-à-dire volupté et consumation. Les machines désirantes se consument à travers leurs recoupements, et même dans leurs rapports avec les corps sans organes (offensifs du point de vue de la machine paranoïaque; réactifs du point de vue de la machine miraculante). Or, la consommation ne l’est pas pour un sujet. Du moins, pas encore, le sujet n’ayant pas été repéré sur la surface d’enregistrement.
De la consommation au niveau de la production désirante découle une réconciliation entre les machines paranoïaque et miraculante – entre la répulsion et l’attraction; et de cette réconciliation surgit une nouvelle machine, laquelle fonctionne en tant que retour du refoulé : la machine célibataire. Celle-ci résulte autrement dit de l’alliance entre les machines désirantes (production de production) et le corps sans organes (production d’enregistrement). En surgit un « organisme glorieux », une « humanité nouvelle » – une synthèse conjonctive de consommation dont la forme est : « C’était donc ça! » Avec la machine célibataire apparaît une consommation dans l’actuel sous l’aspect d’un plaisir auto-érotique ou automation, suivant la volupté de la production désirante. De plus, la machine célibataire est créatrice de quantités intensives.
De telles intensités sont positives. Et vu leur origine, étant issues de la machine célibataire, il va sans dire qu’elles sont le produit de la répulsion, de l’attraction et de leur opposition – lutte incessante entre les machines désirantes et le corps sans organes, le tout inscrit dans les processus productifs. Cette lutte à la source des intensités pures provoquent des états de nerfs tout aussi intenses. L’attraction et la répulsion remplissent ainsi le corps sans organes en fonction d’un cercle d’éternel retour. De la machine désirante au corps sans organes; du corps sans organes à la machine désirante… Puis, la machine célibataire comme rejeton des machines paranoïaque et miraculante… Lutte attractive, lutte répulsive… Opposition et réconciliation… Que d’intensités en ce lieu où tout est vie. Où tout est vécu. On ne peut parler ici de représentation. C’est la vie même dans tous ses processus de production. La consommation d’intensités pures n’a donc rien à voir avec les figures familiales de la psychanalyse. Le tissu œdipien est étranger au vécu, étant de l’ordre de la représentation. Et de représentation, il n’y en a pas encore; d’autant que le sujet commence à peine à être repéré.
De fait, il erre sur le corps sans organes, au milieu des codes et des inscriptions, tout près des machines désirantes. Le sujet tel qu'entrevu s’avère étrange, sans identité fixe. Il naît, puis renaît à mesure que les états s’enfilent le long du processus propre à la machine célibataire. Le tout s’effectue bien sûr à coups de répulsion et d’attraction. Deleuze et Guattari évoquent alors Klossowski, qui a bien vu les processus intensifs sous-jacents au sujet – à savoir la Stimmung en tant qu’émotion matérielle, constitutive de la pensée-délire et de la perception-hallucinatoire. Une série d’états intensifs se chevauchent sur le corps sans organes par la force de l’attraction-essor et de la répulsion-décadence. Et c’est alors que le schizo s’arrache de son statut d’Homo natura au profit de l’Homo historia.


La donnée hallucinatoire (je vois, j’entends – la perception) et la donnée délirante (je pense – la raison) présupposent un « je sens » plus profond : le sujet. Celui-ci offre aux hallucinations l’objet projeté; et au délire, le contenu intérieur. Bref, de la machine célibataire surgit d’abord l’émotion primaire (la Stimmung, les intensités pures, les devenirs et les passages). Puis, en second viennent le délire et l’hallucination – la pensée et la perception…