dimanche 13 juillet 2014

Mille plateaux (plateau 3) : La géologie de la morale (pour qui elle se prend, la terre ?) (2)

À présent, c'est le rapport entre le contenu et l'expression que font intervenir Deleuze et Guattari au sein de la double articulation. Il en résulte une nouvelle terminologie, empruntée en partie à Geoffroy Saint-Hilaire, naturaliste français du XIXe siècle. Le thème central de cette partie : les machines abstraites et les Animaux abstraits cherchent à se développer (comme l'expression formelle d'un contenu substantiel, et vice-versa, tout se mêlant et se recoupant de manière rhizomatique...), mais ils se heurtent au milieu où ils se trouvent, c'est-à-dire à leurs voisins. Leurs éléments anatomiques ne peuvent donc s'effectuer que de façon imprécise, engendrant du même coup des différences de toutes sortes, suivant différents degrés. Le tout est à considérer du point de vue de l'embryogenèse en tant que réalisation autonome d'un même abstrait (et non d'un point de vue évolutif, ce que nous verrons dans la partie suivante). Sans plus attendre, voici les principales idées de Deleuze et Guattari, obscures, j'en conviens, mais pleines de sens.

*

« Exprimer, c'est toujours chanter la gloire de Dieu. Toute strate étant un jugement de Dieu, ce ne sont pas seulement les plantes et les animaux, les orchidées et les guêpes qui chantent ou s'expriment, ce sont les rochers et même les fleuves, toutes les choses stratifiées de la terre. »
Gilles Deleuze et Félix Guattari,
Mille Plateaux, p. 58.

Après la formation de la matière moléculaire en composés molaires, c’est la notion d’expression qui intéresse Deleuze et Guattari dans la « Géologie de la morale ». L’expression regroupe les structures fonctionnelles, lesquelles sont à considérer de deux points de vue : celui de l’organisation de la forme et celui de la substance formant des composés. Au demeurant, la double articulation peut être traduite en termes de contenu (sédimentation) et d’expression (plissement). Notons qu’on parle ici de contenu et d’expression et non de substance et de forme pour deux raisons. La première est que tout contenu revêt une substance et une forme; et inversement, toute expression a une forme et une substance. Forme et substance sont donc toutes deux impliquées à la fois dans le contenu et dans l’expression. La deuxième raison consiste en ceci que seule la distinction entre le contenu et l’expression s’avère réelle, celle entre la substance et la forme étant seulement mentale ou modale. De plus, le contenu et l’expression sont des relatifs en tant qu’ils varient d’une strate à l’autre, en plus de s’essaimer l’un dans l’autre – toute articulation de contenu étant une expression relative, et toute articulation d’expression étant un contenu relatif. Et puis, entre les deux, les états intermédiaires s’accumulent en couches constitutives d’un système stratifié.
Que d’agencements aux articulations multiples et relatives, où rien n’est exclusif mais toujours en liaisons réciproques!
Ensuite, Deleuze et Guattari s’intéressent à une conception de la stratification issue du XIXe siècle : celle de Geoffroy Saint-Hilaire. Chez celui-ci, la matière pure du plan de consistance – d’inconsistance ? – à savoir la matière hors strates, s’apparente à des particules décroissantes, ou encore à des flux élastiques qui se déploient en rayonnant dans l’espace. Le processus de cette fuite, de cette division infinie sur le plan de consistance, s’appelle combustion. Quant au processus inverse, constitutif des strates – là où les particules semblables sont groupées en molécules et en atomes de plus en plus gros vers des ensembles molaires – il s’agit de l’électrisation. Encore la double articulation! Sédimentation-combustion et plissement-électrisation. Contenu et expression…
Il est à préciser que les matières moléculaires, de même que les éléments substantiels ou les relations (ou liaisons) formelles, peuvent être les mêmes sur une strate; c’est-à-dire qu’une strate organique recèle une certaine unité de composition – un même Animal abstrait, une même machine abstraite, les mêmes matériaux moléculaires, connexions formelles ou éléments anatomiques d’organes. Mais il en est autrement en ce qui concerne les molécules, les substances et les formes! Autrement dit, les molécules, les substances composées (ou organes) et les formes substantielles diffèrent entre elles. Au sein de cet immense jeu de molécules, les contenus et les expressions se différencient toujours plus à mesure que les strates se gonflent en composés molaires sur le plan de consistance; par exemple, sous la forme de molécules organiques. Le corps sans organes est peut-être le même, le corps organisé n’en contient pas moins une panoplie de multiplicités distinctes.
Pour le reste, sur la strate, les matériaux n’atteignent pas partout le degré qui leur permettrait d’effectuer un ensemble précis. Tel que mentionné plus haut, toute expression de contenu est relative, au même titre que tout contenu d’expression; de sorte que les éléments anatomiques se trouvent ici et là arrêtés ou inhibés… Par quoi ?... Par l’influence du milieu, c’est-à-dire par la pression des voisins. Il s’ensuit que les éléments anatomiques se différencient à travers la composition d’organes différents. En somme, les connexions formelles des éléments anatomiques sont déterminées à s’effectuer dans des formes et des dispositions différentes. Ainsi un même Animal abstrait – ou, plus généralement, une même machine abstraite – se réalisera-t-il sur une strate aussi parfaitement qu’il le pourra, suivant le milieu et l’entourage. Il y aura néanmoins des arrêts et des inhibitions pour contrer le tout, bloquant de ce fait l’atteinte des degrés précis tout en engendrant les différences organiques.


Deleuze et Guattari mentionnent au passage qu’il ne s’agit pas encore ici d’évolution – au sens darwinien du terme – mais de réalisations autonomes d’un même abstrait dans une perspective embryogénétique. Ainsi, à tel ou tel degré de développement, les embryons sont arrêtés/inhibés – et dans le pire des cas, comme le mentionne Geoffroy Saint-Hilaire, il en résulte des Monstres… Mais ce qui importe, c’est le jeu de molécules où divers « règlements de compte » s’effectuent. Les machines abstraites ou les Animaux abstraits font rhizome, parfois sous un mode d’expressions aux communications atypiques; car, quoi de plus atypiques que les différences issues de ce jeu de strates à mi-chemin entre le moléculaire et le molaire ? Quoi de plus atypiques que ces expressions de contenu relatives, imprécises selon les tentatives de développement de l’Animal abstrait, qui risque toujours d’engendrer quelque chose de monstrueux ?...

mercredi 9 juillet 2014

Mille plateaux (plateau 3) : La géologie de la morale (pour qui elle se prend, la terre ?) (1)

Enfonçons-nous maintenant dans l'un des plateaux de Mille plateaux, soit le troisième (l'ordre est sans importance; de toute manière, toute philosophie ne commence que par le milieu...) Réflexions sur la matière, sur le processus d'agglomération de la matière moléculaire en composés molaires. Capture, emprisonnement sous forme de strates... Flux intensifs passés au crible de la sédimentation et du plissement pour devenir des contenus substantifiés, formés. Passage de la souplesse à la dureté via des phénomènes d'encodages et de territorialisations. Que dire de plus ?...

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« Les strates étaient des jugements de Dieu, la stratification générale était le système entier du jugement de Dieu (mais la terre, ou le corps sans organes, ne cessait de se dérober au jugement, de fuir et de se destratifier, de se décoder, de se déterritorialiser. »
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, p. 54.


Le corps sans organes – singulièrement nommé « Terre » dans ce plateau, suivant les propos du professeur Challenger (Deleuze et Guattari s’avancent masqués…) – est traversé de matières instables, c’est-à-dire de flux d’intensités. À vrai dire, la matière est le corps sans organes (ou le plan de consistance, bien qu’il y ait une nuance entre celui-ci et le corps sans organes). Nous faisons ici allusion à une matière en tant que corps non formé, d’où son caractère instable. Elle n’est à ce stade ni organisée, ni stratifiée, voire même ni déstratifiée. Elle est ce qui coule sur le corps sans organes sous l’aspect de singularités préphysiques, et de ce fait prévitales. Que de flux libres, peut-être même chaotiques… Tel est le point de vue du moléculaire, selon la vision deleuzo-guattarienne propre à Mille plateaux. Flux libres, coulant sans cesse; matières singulières, traversant le corps sans organes – nous sommes ici situé au niveau préphysique et prévital; comment diable le corps pourrait-il avoir des organes ?... – Molécules intensives, et rien d’autre.
Mais tout n’est pas si simple. C’est qu’en même temps, l’ensemble se stratifie; en effet, la matière prend forme, et les flux intensifs sont capturés par les strates. Celles-ci les emprisonnent, comme autant de « trous noirs » qui aspirent sans cesse ce qui passe autour… Et le plan de consistance – de là sa distinction avec le corps sans organes – s’épaissit, se gonfle de par la stratification qui opère. Des couches se forment à mesure que la matière est formée, de moins en moins chaotique, de moins en moins moléculaire. Les couches comportent quant à elles deux faces. La première (métastrate) est tournée vers le corps sans organes et le plan de consistance, là où la matière fluente demeure instable. La seconde (interstrate) est tournée de l’autre côté, à savoir vers les strates. De ces deux directions découlent, au sein du processus de stratification, une double articulation.
D’abord, du point de vue de la métastrate (tournée vers le moléculaire fluent) s’inscrit un phénomène de sédimentation. Des unités moléculaires métastables (substances) sont choisies et prélevées sur la matière non formée. Un ordre de liaisons et de successions (formes) est alors imposé à celle-ci. Les flux intensifs se trouvent du même coup ordonnés, et la matière, formée. Cette articulation-sédimentation est dite souple, car elle concerne le moléculaire, qui est ordonné.
Et puis, en ce qui concerne l’interstrate (tourné vers les strates elles-mêmes), Deleuze et Guattari parlent de plissement. Des structures stables sont mises en place de manière compacte et fonctionnelle (forme). Cela occasionne la production de composés molaires (substances) de par l’actualisation des structures. Cette articulation-plissement est décrite comme dure, car en rapport non plus avec le moléculaire, mais avec le molaire organisé. C’est d’ailleurs ici que s’effectuent les phénomènes de centrage, d’unification, de totalisation, de hiérarchisation, etc.
 

C’est tout un jeu de formes et de substances qui s’effectue à travers la double articulation (sédimentation/plissement), laquelle se distribue de façon inconstante. Du moléculaire souple propre au corps sans organes, traversé de matières non formées, de flux intensifs et de singularités chaotiques, on passe au molaire dur propre au plan de consistance épaissi par les strates, lieu de la matière formée, des flux capturés, des singularités emprisonnées… Le tout à cause de la sédimentation ordonnatrice (prélèvement des molécules) et du plissement organisateur (actualisation des composés molaires).
La matière s’apparente alors à des contenus en tant qu’elle est formée – contenus à leur tour considérés de deux points de vue. Celui de la substance : telles matières ont été choisies et prélevées afin d’être formées, c’est-à-dire territorialisées selon différents degrés. Celui de la forme : ce prélèvement de la matière s’est fait selon un certain ordre, suivant des modes d’encodages particuliers. La matière chaotique est donc passée au crible des codes et des territoires, sa souplesse ayant été formée et substantifiée en dureté.
Répétons-le : du moléculaire, on est passé au molaire! La Terre gronde malgré tout… Le corps sans organes cherche à fuir, à se déstratifier selon des phénomènes de décodage et de déterritorialisation. Le plan de consistance a beau s’être gonflé, il risque toujours de se dégonfler par les fuites du moléculaire. Toute mole n’est mole qu’un temps…