dimanche 23 mars 2014

Empirisme et subjectivité (chapitre 1) : Le problème de la connaissance et le problème moral


Voici tel que promis un résumé du premier chapitre d'Empirisme et subjectivité. Il s'agit du premier ouvrage de Gilles Deleuze, publié en 1953 (il avait environ 28 ans) et consacré à la pensée de David Hume. Et pourtant, il y a du Deleuze dans cet ouvrage, beaucoup de Deleuze... C'est son « empirisme supérieur » qu'il développe ici; sans oublier sa conception d'un sujet second, dérivé, par rapport à un point de vue a-subjectif de la philosophie que l'on retrouvera dans ses livres ultérieurs. J'espère du reste avoir bien rendu les idées principales de ce premier chapitre. Tâche difficile, puisque Empirisme et subjectivité est, je l'avoue, lourd et difficile d'accès. On sent pourtant la recherche d'une plume unique, stylisée : celle qui marquera l’œuvre deleuzienne; mais l'ensemble demeure un peu maladroit et exige quelques efforts de déchiffrement. Voici sans plus tarder le résumé du chapitre en question.

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« La psychologie des affections sera la philosophie d’un sujet constitué. »
Gilles Deleuze, Empirisme et subjectivité, p. 13.

Chez Hume tel qu’interprété par Deleuze dans Empirisme et subjectivité, la science de l’homme s’apparente à une psychologie des affections de l’esprit sous la forme du passionnel et du social (ou de la morale). Ces deux types d’affections sont étroitement liés. De fait, les passions fournissent à la société des mobiles et des fins, c’est-à-dire qu’elles poussent l’être humain à agir en société, rendant ainsi possible une activité pratique et morale. Inversement, la société est utile aux passions, leur procurant le moyen de se satisfaire. De telles affections – passion et morale – font donc partie de la nature humaine. Or, un autre élément constitue cette nature : il s’agit de l’entendement. En quoi consiste-t-il ? En l’association des idées. Il rend de surcroît la passion sociale. C’est que celle-ci, dans son mouvement, passe sous le crible de l’entendement, de l’association des idées, jusqu’à devenir sociale. Quant aux idées en elles-mêmes, elles s’associent de manière à former des règles générales, lesquelles relèvent de la croyance. Il s’ensuit que la pratique, l’action issue du mouvement passionnel, engendre, au moyen de l’entendement, une théorie de la morale – notamment sous l’aspect de la justice et de l’organisation sociale. Pratique et théorie se trouvent donc liées, toute théorie étant théorie de la pratique.
Bref, la passion pousse à l’action pratique, tandis que l’entendement donne à l’esprit une généralité nécessaire sous la forme de règles, le tout suivant une association d’idées, offrant du même coup des motifs à l’être humain sous l’aspect d’une connaissance théorique. Il y a donc un double mouvement qui se recoupe : celui de l’action passionnée et celui des motifs permettant, en société, de satisfaire les passions.
Nous avons du reste évoqué les notions humiennes d’idée et d’esprit sans même en définir la nature, telle que rapportée par Deleuze. Précisons d’emblée que l’idée, l’esprit et l’imagination sont, chez Hume, des notions très proches, quasi identiques. Commençons par définir l’idée ou l’impression, qui s’équivalent à peu près chez Hume, suivant une différence de degrés (l’impression étant plus nette, plus vivace que l’idée, qui en est un pâle reflet) : c’est simplement le donné de l’expérience, l’immédiat brut, en quelque sorte. C’est le flux des perceptions en tant qu’il affecte l’esprit. Quant à ce dernier, il s’agit de la collection des idées, à savoir de la collection de ce qui est donné dans l’expérience. C’est pour cette raison que l’esprit est affecté, qu’il faut établir une psychologie des affections de l’esprit – et non, comme Deleuze le mentionne dès le début de son ouvrage, une psychologie de l’esprit tout court. L’esprit est affecté; il subit des effets provenant d’une cause inconnue, quoique sentie; de sorte que la causalité est une passion indéfinissable. L’esprit, via une causalité de nature passionnelle, subit donc des effets sous la forme de la perception. Celle-ci l’affecte, lui est donnée, et il la sent. Ainsi est-il affecté par le flux des perceptions, et il est lui-même essentiellement collections d’idées, d’éléments simples, donnés – sorte d’atomes idéels. Il en découle un atomisme que Deleuze considère secondaire; en effet, ce qui l’intéresse avant tout, ce ne sont pas les atomes d’idées, mais leurs associations par la voie de l’entendement – associations qui, comme nous l’avons vu, rendent possible le domaine du social. Qu’importe une psychologie de l’esprit, de l’idée ? Mieux vaut une psychologie de la nature humaine, des affections de l’esprit – des tendances. Seule psychologie qui, par l’entremise des associations, rend possible une théorie de la pratique, qu’elle soit morale, politique ou historique. Véritable anthropologie générée par le pouvoir de l’entendement.
Il nous reste maintenant l’imagination humienne à définir. Deleuze insiste : elle n’est pas une faculté de production d’idées; car, celles-ci étant toujours données dans l’expérience, comment pourraient-elles être produites ? Elles ne pourraient tout au plus qu’être reproduites à partir des impressions sensibles. L’imagination n’est donc pas une production d’idées, mais une activité délirante de pure fantaisie. Elle est mouvement, et non pas une nature figée. Elle opère son activité au moyen des idées qu’elle fait agir et réagir les unes avec les autres de manière fantaisiste. Et ce faisant, de pair avec l’entendement, elle forme des règles générales, étendant la connaissance au-delà de ses propres limites. Elle n’en reste pas au simple donné de l’expérience; elle dépasse ce donné. Vers quoi ? Nous y arrivons…
Est-ce à dire que l’imagination est la même chose que l’entendement ? Pas tout à fait. L’entendement est l’association des idées; l’imagination est la mise en mouvement des idées associées. L’entendement seul est l’origine de l’association. Ce n’est donc pas l’imagination qui produit l’association, mais l’inverse : c’est l’association qui rend l’imagination possible! Cette même association qui offre aux passions des motifs de manière à les rendre sociales. La passion pousse à l’action; l’entendement associe les idées données à l’esprit; l’imagination les met en mouvement par une activité délirante : tout concourt à une socialisation de l’être humain.
Au demeurant, Deleuze introduit la notion de sujet, qu’il qualifie comme l’effet des principes qui affectent l’esprit et le dépassent. Autrement dit, c’est le résultat des associations de l’entendement, le tout mêlé au mouvement de l’imagination; sans oublier les causes inconnues qui affectent l’esprit sous la forme d’atomes idéels – ce que l’imagination met en mouvement et ce que l’entendement associe jusqu’à engendrer de la croyance. Ainsi le sujet est-il l’amalgame de la causalité (idées affectant l’esprit) et de la croyance (associations de ces idées), un tel amalgame s’effectuant par l’entremise d’une activité fantaisiste-délirante. Or, comme nous l’avons mentionné, il découle du rapport entre l’entendement et l’imagination un dépassement du donné, c’est-à-dire du flux des perceptions. Et l’un des fruits de ce dépassement n’est autre que la subjectivité : une simple croyance, une connaissance ayant surpassé ses limites – une fantaisie!...
Le sujet n’est en somme qu’un effet, un résultat – une impression de réflexion. Est-ce à dire qu’il est passif ? Tout à fait, nous dit Deleuze. Celui-ci ne manque d’ailleurs pas de souligner que c’est là un paradoxe : la subjectivité se dépasse, est dépassement tout en étant passive. Ce sont les impressions de réflexion – à savoir les effets des principes d’association – qui qualifient l’esprit comme sujet. L’esprit est donc, en un sens, qualifié par les affections (impressions de sensation) en tant qu’il subit les atomes idéels qu’il collige; et il est, en un autre sens, qualifié par le rapport entendement-imagination (impressions de réflexion); comme si, dans ce second sens, il était poussé hors des limites du donné afin de devenir sujet, suivant une opération délirante. Voilà pourquoi Deleuze considère la psychologie des affections comme une philosophie du sujet constitué. L’esprit est doublement affecté suivant les deux types d’impressions – de sensation et de réflexion – et il en résulte le sujet-fantaisiste.
Cette idée d’une subjectivité constituée et, par suite, seconde – et non constituante ou première – est au demeurant centrale dans Empirisme et subjectivité; d’autant qu’elle parcourt l’entièreté de l’œuvre deleuzienne, ce qui confère à cet ouvrage de jeunesse une grande importance. Puisque ce sont en grande partie les impressions de réflexion qui affectent l’esprit et en fait un sujet, il va sans dire que les principes d’association sont centraux dans l’empirisme. Deleuze va même jusqu’à dire qu’il s’agit là de l’essence de l’empirisme!... L’atomisme est secondaire par rapport aux associations. Qu’importe la genèse de l’esprit, son origine ? Qu’importe les éléments atomiques qui le constituent en tant qu’ils sont sous-jacents à leur collection ? Seule sa constitution comme sujet revêt de l’importance au regard de Deleuze.
Voilà mis à nu tout l’empirisme deleuzien, emprunté à la pensée de Hume telle qu’interprétée par Deleuze. Le fond qui en ressort est celui-ci : la nature humaine, par les principes d’association, dépasse l’esprit. L’être humain affirme plus qu’il ne sait; il dépasse les impressions et les idées atomiques constitutives de l’esprit et se considère comme un sujet. La subjectivité est, répétons-le, constituée – un simple effet. L’effet de quoi ? D’une cause, bien sûr; mais cette cause, tel qu’entrevu précédemment, nous demeure inconnue. Nous pouvons au mieux la sentir, la penser comme quelque chose en soi, la deviner comme quelque chose de transcendant. Mais sans plus… Deleuze affirme par ailleurs qu’il est hors de question de parler d’un Dieu ou d’une quelconque entité surnaturelle. La cause des principes d’association est inconnue, et le mystère ne peut que demeurer. Ce qui importe, c’est de savoir qu’il y a effectivement des principes d’association – lois de la nature nous étant, elles, connues par l’entremise des effets de ces principes. C’est pourquoi la philosophie doit avant tout scruter les effets en tant qu’ils dévoilent les associations. Les causes sont, quant à elle, à classer en tant que mystère indéchiffrable.
Et la raison dans tout ça ? Deleuze se borne à mentionner qu’elle ne doit pas être confondue avec l’esprit. Elle est plutôt une affection de l’esprit – sorte d’instinct, d’habitude, voire de sentiment. De plus, elle ne s’applique pas à tout, n’étant point coextensive à ce qui est. Deleuze précise au demeurant que la nature et la morale sont indifférentes à la raison. Il en résulte un scepticisme de la raison au profit d’un positivisme du sentiment, ou encore d’un positivisme de la morale et de la passion, lequel déborde sur un positivisme de l’entendement comme théorie de la pratique. La raison, en tant qu’affection de l’esprit, est donc constituante de la nature humaine, procédant par inférence, de parties en parties, à partir des éléments atomiques secondaires. Quant au sentiment ainsi qu’à la morale, elles ne procèdent pas par parties, celles-ci leur étant immédiatement données. Elles réagissent à des touts. Alors que la raison et le système de l’entendement permettent le dépassement, le sentiment et la morale exigent l’intégration par l’invention d’un tout de la moralité. C’est pourquoi la justice est un schème, une vertu artificielle. C’est un principe de société en tant que la morale est constituée – au même titre que le sujet. Ce sont des effets des principes d’association. D’où l’importance de ceux-ci dans l’empirisme que Deleuze est en train de développer à partir de son interprétation de Hume.

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