vendredi 28 mars 2014

Empirisme et subjectivité (chapitre 3) : Le pouvoir de l'imagination dans la morale et dans la connaissance

Le troisième chapitre d'Empirisme et subjectivité revient à un niveau plus abstrait par rapport au deuxième. Les principes d'association y jouent toujours un grand rôle; mais cette fois, Deleuze aborde le sujet plus en profondeur. Les règles générales de la pensée humienne sont déclinées en deux types : déterminantes et correctives. La notion d'habitude, très importante chez Hume, fait d'ailleurs son apparition dans l'ouvrage. Le thème central demeure le processus de constitution de la subjectivité et de la culture. Or, c'est surtout du point de vue des passions que Deleuze aborde le sujet. Passions qui, semble-t-il, doivent être ajustées à l'expérience afin de ne pas sombrer dans le vide des abstractions...

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« Concevoir l’artifice uniquement sous l’aspect de la fantaisie, de la frivolité et de l’illusion n’est pas suffisant : c’est aussi bien le monde sérieux de la culture. »
Gilles Deleuze, Empirisme et subjectivité, p. 53.

Qu’est-ce qu’une règle générale selon Hume ? Deleuze revient sur cette notion déjà abordée dans les deux premiers chapitres d’Empirisme et subjectivité. Une règle générale, écrit-il, c’est l’unité d’une réflexion et d’une extension. Cependant, il arrive que la réflexion déborde sur l’extension, et vice-versa; de sorte qu’il y a en vérité deux types de règles.
Il y a les règles déterminantes, davantage extensives que réflexives. Par la réflexion dans l’imagination, la passion s’étend. Elle fixe l’esprit au moyen des principes d’association et, par le fait même, dépasse l’esprit. C’est ce que Deleuze appelle l’effet simple de la passion sur l’imagination. Ici, la passion se borne à donner un penchant à l’imagination. S’il y a néanmoins un brin de réflexion à cause des principes d’association qui exercent leur influence, c’est surtout les tendances qui prennent le dessus afin de déterminer et de dépasser l’esprit, la collection des idées. Les passions s’arrachent à l’immédiat, au présent pour déborder vers le médiat, en particulier le futur. Elles se confondent de surcroît avec le général, et plus spécifiquement avec les connaissances abstraites, n’ayant pas suffisamment de réflexion pour s’imposer une certaine retenue. Elles s’éloignent de l’immédiat, se fourvoient dans le médiat… Il en résulte une confusion entre les domaines de l’accidentel (le donné) et de la généralité (par-delà le donné). Deleuze souligne qu’il s’agit là du principal inconvénient de la culture : les passions ont tendance à se perdre dans les fantaisies de l’imagination. Et dès lors, elles délirent dans le général abstrait. Bref, du côté des règles déterminantes, l’extension surplombe la réflexion comme une vapeur onirique autour de la réalité.
C’est pourquoi une seconde sorte de règles doit intervenir, cette fois plus réflexives qu’extensives. Ce sont les règles correctives. Que corrigent-elles ? L’extension des règles déterminantes. Elles empêchent les passions de trop s’égarer, s’efforcent de les ramener auprès du réel. Elles clouent pour ainsi dire la fantaisie au sol, évitant de la sorte un trop grand dispersement des passions. Alors que, suivant son penchant naturel, la passion tend vers l’esprit de manière à le fixer et à le dépasser, l’entendement et l’imagination interviennent pour la réfléchir – pour la retenir. L’artifice qui en découle change alors de nature : de fantaisie-délirant qu’il était, il devient sérieux. La fantaisie frivole laisse place à l’artifice sérieux; et la passion, toujours s’élargissant vers les généralités, se change en nature humaine. La nature tout court ne se perd pas dans le rêve; au contraire, elle se trouve, c’est-à-dire s’oriente dans la culture (la nature devenue humaine). Passion et nature font ainsi face à une image d’elles-mêmes élargies grâce au concourt de la réflexion, le tout sérieusement. Et l’effet simple – le penchant des passions – s’étend dans un effet complexe : la passion qui se réfléchit elle-même dans l’imagination. La réalité se reflète dans l’image artificielle de la culture, voyant alors le plus lointain. Les fantaisies simples, perdues dans la généralité de la connaissance, ont été immobilisées sur le sol par les principes d’association pour devenir le monde de la culture – tout autant fictif, certes, mais non égaré. Davantage réfléchi. De là pourquoi Deleuze parle d’une culture comme expérience fausse et vraie à la fois : c’est une illusion, mais une illusion sérieuse. Une fiction clouée sur terre.
La passion est donc une tendance aveugle, tandis que les associations relient les idées. Et lorsque la passion fait affaire avec les principes d’association – chose indispensable pour qu’il y ait une nature humaine – la tendance qu’elle incarne devient en quelque sorte plus éclairée. Moins fantaisiste-délirante, davantage sérieuse. C’est alors que la tendance devient but – à savoir intention ou finalité. En d’autres termes, la passion confère un sens aux idées associées, ou encore un penchant à l’imagination. La passion et l’association ont besoin de leur aide réciproque. Elles s’impliquent. Sans les passions, l’association est sans penchant, sans but; et sans les principes d’association, la passion se fourvoie dans les fantaisies abstraites. Pour que l’être humain puisse avoir des buts dans le monde de la culture, il faut les deux.
Du reste, Deleuze met l’accent sur ce qui, dans la pensée humienne, distingue l’être humain de l’animal. Celui-ci est nature seulement. Il n’a pas de culture. Il n’est qu’effet simple, tendance de la passion uniquement, avec très peu de procédés réfléchissants. L’animal manque de fantaisie et d’histoire. L’être humain quant à lui se passionne et associe des idées grâce au concourt de l’entendement et de l’imagination. Il surpasse le donné vers le médiat (par les règles déterminantes) et enveloppe le donné au moyen de l’artifice sérieux (par les règles correctives). Il en résulte la culture. Sans compter que l’être humain devient sujet : la qualification d’une collection d’idées. Non pas esprit, mais esprit qualifié : l’affection qui se réfléchit dans l’imagination comme dans un miroir d’artifices. Le sujet est l’image de l’être humain qui se voit à travers les procédés réfléchissants – ceux-là qui font défaut à l’animal. Le sujet humien est donc un schème, une règle générale. Il n’y a de sujet que dans la nature humaine, c’est-à-dire culturellement. Le moi s’avère une synthèse : celle de l’affection fixant l’imagination et de sa réflexion dans le miroir de l’imagination. C’est dire que la passion forge elle-même le miroir dans lequel elle se mire et se retrouve. Miroir qui comporte autant d’éléments culturels : l’histoire, le moi ou le sujet, la morale et la politique, etc.
Deleuze développe ensuite la raison chez Hume. Il s’agit de l’imagination devenue nature humaine, soit l’ensemble des effets simples de l’association, par exemple sous la force d’idées générales, de substances et de relations. Il y a au demeurant deux sortes de raison. La première agit par certitude, suivant des relations d’idées (intuition ou démonstration). La seconde agit en fonction de probabilité; bref, de relations d’objets. C’est une raison expérimentale où l’entendement engendre de la croyance – et non des certitudes. Cette seconde raison dérive de l’habitude, laquelle constitue la racine de la raison. De fait, chez Hume, la raison est l’effet de l’habitude dans l’expérience, là où les cas semblables se répètent de manière à produire la causalité en tant que relation philosophique. Il y a toutefois une nuance à faire entre la causalité selon qu’elle se rapporte à l’expérience ou à l’habitude. La causalité telle qu’elle émane de l’expérience consiste en l’union d’objets semblables, tandis que la causalité issue de l’habitude est l’inférence que l’esprit effectue d’un objet à un autre. Ainsi, l’habitude suppose l’expérience : des objets semblables s’unissent, et l’esprit procède par inférence parmi eux, les comparant de telle sorte que des certitudes et des croyances sont engendrées. Il en découle la raison.
Ainsi l’habitude est-elle issue de l’expérience, en plus d’offrir à l’entendement, de par le jaillissement de la raison, la possibilité de réfléchir sur l’expérience dont elle est issue. Elle est l’expérience, mais seulement en tant qu’elle produit l’idée d’un objet par l’entremise de l’imagination – idée ensuite prise en charge par l’entendement afin de réfléchir l’expérience et d’engendrer la nature humaine. C’est par l’habitude – la répétition des cas semblables dans l’expérience – que la connaissance devient possible, le tout suivant une tendance de la passion. Et lorsque l’entendement intervient drastiquement dans cette poussée, il cloue les connaissances au sol et permet le monde de la culture où la moralité – selon les buts fournis par le rapport passion-entendement, c’est-à-dire entre les deux types de règles, déterminantes et correctives – prend le dessus sur les connaissances générales.
D’ailleurs, l’habitude justifie d’une toute autre façon la nécessité de corriger les règles déterminantes et, par suite, de clouer les passions au sol. C’est que, comme l’évoque Deleuze, l’habitude peut engendrer des croyances fausses, illégitimes, de pures fictions abstraites. Deux éléments sont en cause aux côtés de l’habitude : la fantaisie, bien sûr, et le langage. Celui-ci permet de substituer à une répétition observée par habitude une répétition parlée. Et il arrive que le philosophe, par exemple, se laisse prendre au piège des mots, croyant alors à des qualités occultes que ceux-ci pourraient avoir, cherchant peut-être même un sens caché là où il n’y en a guère. Afin d’éclaircir son idée, Deleuze ajoute que le menteur finit quelquefois par croire à ses propres mensonges à force de les répéter. De même, l’être humain peut croire aux mots en eux-mêmes, avec leur degré de généralité, alors que, comme nous l’avons vu, il faut que l’entendement intervienne pour ramener les connaissances abstraites au niveau de la culture, où le domaine pratique devient effectif. Sinon, les mots donnent lieu à un simulacre de croyances. Une critique du langage s’impose pour éviter toute perdition dans l’erreur négative.
Résumons : l’habitude invoque l’expérience, le tout dans l’orbe des règles déterminantes et des passions comme tendance, et risque de la falsifier par le langage et la fantaisie; d’où la nécessité de recourir aux règles correctives, c’est-à-dire aux principes d’association propres à l’entendement, afin qu’elle puisse corriger les erreurs qu’elle a peut-être provoquées. Car, si la croyance dépasse l’expérience par nature, elle doit être en accord avec une expérience passée. Il faut que l’habitude soit adéquate à l’expérience qui lui est sous-jacente. Détermination, puis correction – plongée dans la fantaisie, puis resserrement dans la culture : voilà toute la tâche à remplir au profit de la nature humaine. Et cela, ce sont les règles générales qui en sont la cause. D’un côté, la détermination, les tendances-passions, la plongée dans la fantaisie frivole; de l’autre, la correction, le resserrement réflexif, la fantaisie ramenée à l’artifice sérieux. Puis, l’équilibre entre les deux, suivant l’unité de réflexion et d’extension propre à toute règle générale : le sujet, la morale, la culture, l’histoire, la politique – tout ce qu’il est possible de voir dans le miroir que constitue la nature humaine.


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