À
présent que les machines désirantes ont été définies comme ce qui relève de la
production, contrairement au corps sans organes, qui relève de
l'anti-production, il faut mettre de l'avant le conflit qui en découle; car,
les machines désirantes ne marchent que détraquées, produisant activement au
nom de la vie tout en engendrant le corps sans organes comme
instinct de mort suivant la souffrance du corps, lequel refuse d'être
dans un état figé. Et, comme nous le verrons, le corps sans organes ne peut supporter le bruit de la
production des machines désirantes, au point où il se retourne contre elles...
En parallèle, un nouveau rapport prend place dans la seconde partie du premier chapitre de l'Anti-Oedipe : celui entre la loi de la
production de production (propre à la production désirante et à la production
sociale) et la loi d'enregistrement (propre au corps sans organes et au
socius). Il va sans dire que la machine deleuzo-guattarienne gagne en armes pour mieux attaquer la psychanalyse et son jeu de « papa-maman »...
*
« Chaque
connexion de machines, chaque production de machine, chaque bruit de machine
est devenu insupportable au corps sans organes. Sous les organes il sent des
larves et des vers répugnants, et l’action d’un Dieu qui le salope ou
l’étrangle en l’organisant. »
Gilles
Deleuze, L’Anti-Œdipe, p. 15.
Les machines désirantes produisent,
fonctionnent et se détraquent, engendrant le corps sans organes improductif
comme instinct de mort. Vie et mort, production et anti-production : il ne
peut découler de telles contradictions qu’un état de conflit. C’est de cette
opposition entre les machines désirantes et le corps sans organes que traite la
seconde partie du premier chapitre de l’Anti-Œdipe.
Le corps sans organes ne tolère pas le bruit, la production et les connexions
machinales. Tous ces flux lui sont infernaux, insupportables. C’est pourquoi il
leur oppose sa surface glissante, opaque, tendue, semblable à un fluide
amorphe, indifférencié. Et aux mots phonétiques, aux sons de la langue parlée,
il oppose des souffles et des cris sous la forme de blocs inarticulés,
comme dans un gigantesque théâtre de la cruauté.
Le conflit s’explique de deux façons, suivant
deux étapes coexistantes dans un même processus. D’abord, les machines
désirantes cherchent à briser le corps sans organes, à le rompre par effraction; et le corps sans organes
réagit de manière répulsive,
éprouvant les agressions de ces appareils de persécution que sont devenues les
machines désirantes. L’action d’effraction de celles-ci : voilà ce que
Deleuze et Guattari appellent la machine
paranoïaque. Le corps sans organes est donc persécuté par la machine
paranoïaque, cherchant alors – et c’est ici la seconde explication du conflit –
à se rabattre à son tour sur les machines désirantes, sur la production qu’il
attire vers lui pour se l’approprier. Cette fois, il ne réagit plus à l’assaut
de la machine paranoïaque, surpassant du coup son état de répulsion. Il agit comme
attraction, donnant lieu à la machine miraculante. Et les deux
machines – paranoïaque-répressive et miraculante-attractive – coexistent au
sein du conflit entre les machines désirantes et le corps sans organes. De
plus, alors que les machines désirantes se détraquaient, produisant l’instinct
de mort qu’elles cherchaient à briser, imposant ses flux productifs au fluide
improductif – alors que les organes des machines désirantes se brisaient par un
tel détraquement et une telle poussée offensive contre l’instinct de mort,
voilà que celui-ci l’attire miraculeusement vers lui, se l’approprie de telle
sorte que les organes sont régénérés, que les machines désirantes se réparent.
Ainsi, les machines miraculantes rétablissent les machines désirantes de par
leur caractère attractif; tandis que les machines paranoïaques, subsistant
toujours en parallèle, rient en sourdine de leurs voix railleuses, prêtes pour
de nouveaux détraquements. Prêtes à démiraculer ce que les machines
miraculantes ont réparé…
Deleuze et Guattari nous préparent ensuite au
rapport entre la schizophrénie et le capitalisme en affirmant qu’il y
a un parallèle entre la production désirante et la production sociale.
Semblables au corps sans organes, les formes de la production sociale recèlent
un caractère improductif et inengendré. Bref, un élément d’anti-production.
Cette « station improductive », c’est le socius – à savoir le capital, corps despotique de la terre.
Parallèlement au rapport entre la production désirante et le corps sans
organes, il y a donc celui entre la production sociale et le socius. Celui-ci s’apparente
à une surface où la production s’enregistre. C’est dire que le capital (en tant
que corps sans organes du capitalisme) tient lieu de surface d’enregistrement,
laquelle se rabat sur l’ensemble de la production. Encore du fixe et du figé
qui entrent en conflit avec des processus de production… Il en résulte ce monde
pervers, ensorcelé, dont parlait Marx : le monde fétichiste (mouvement objectif apparent).
Du reste, précisons que la loi de l’enregistrement
diffère de celle de la production de production. Celle-ci constitue une
synthèse connective ou de couplage.
Or, lorsque les connexions productives passent des machines désirantes au corps
sans organes (pour la production désirante) ou du travail au capital (pour la
production sociale), elles sortent de la loi de production de production au
profit d’une autre loi : celle de l’enregistrement. Cette loi exprime une
distribution vis-à-vis de l’élément non productif, considéré comme présupposé
naturel ou divin. Un réseau de synthèses nouvelles se tisse alors entre les
machines qui s’accrochent sur le corps sans organes, pareilles à des points de
disjonction. Le « et puis » conjonctif laisse place au « soit…
soit » disjonctif. Il ne s’agit plus de machines qui se connectent et se
recoupent, mais de machines qui, cramponnées au corps sans organes, se
distribuent et se disjoignent suivant la loi de l’enregistrement. Ici, on ne
parle plus de libido comme énergie connective par rapport à un travail, mais d’une
énergie d’inscription disjonctive – sorte d’énergie divine (quoique le corps
sans organes ne soit pas Dieu) que Deleuze et Guattari appellent le Numen. C’est une sorte d’énergie divine
dans la mesure où le divin est simplement le caractère d’une énergie de
disjonction, de déconnexion. Non plus le « et puis » libidinal, mais
le « soit… soit » divin ou le Numen.
Ainsi, sur le corps sans organes, suivant la
loi d’enregistrement, le Numen se distribue. Puis, les disjonctions s’y
établissent sans qu’il y ait pour cela la moindre projection; de fait, cette
production de la disjonction comme anti-production se suffit à elle-même. Dans
ce cas, pourquoi la psychanalyse a-t-elle eu recourt à la projection papa-maman
afin d’expliquer les phénomènes de psychose ? C’est sur le corps sans organes
que tout se déroule; c’est sur lui que
tout s’enregistre. Le schizo comme Homo
natura dispose d’un code d’enregistrement fluide – code délirant-désirant
qui ne concorde pas avec le code social propre au capital. En outre, il passe d’un
code à l’autre, sur la surface du corps sans organes – lieu divin de la
disjonction, où l’ensemble des codes apparaît brouillé de manière
schizophrénique…