Dieu et le Monde : voilà les deux objets étudiés par Deleuze dans le quatrième chapitre d'Empirisme et subjectivité. À partir de Hume, il démontre de quelle façon l'imagination peut déborder de ses limites extensives, hors de la portée de l'entendement qui ne suit guère son rythme, ne pouvant dès lors corriger le délire fantaisiste qui en découle. Des principes de la nature, la fiction devient elle-même un principe. Et ce nouveau principe se retourne contre les principes naturels... L'imagination se retourne contre elle-même... Un état de démence en résulte.
*
« Il faut
aller jusqu’au fond de la démence et de la solitude, pour trouver l’élan du bon
sens. »
Gilles
Deleuze, Empirisme et subjectivité,
p. 88.
Deleuze nous rappelle dès le début du quatrième
chapitre d’Empirisme et subjectivité
qu’il y a chez Hume quatre sortes de règles : les règles extensives et
correctives de la passion et ces mêmes
règles du côté de la connaissance. Par
ailleurs, passion et connaissance constituent deux pôles de la religion, que
Deleuze prend soin de développer. Le premier est celui du polythéisme, lié aux passions en tant qu’elles sont diverses. Ici, le sentiment religieux revêt toute son importance, puisqu’il découle
des passions; en effet, les dieux du polythéisme ne sont pas autre chose que l’extension des passions. Autrement dit, ils
sont l’écho ou la réflexion des passions, tandis que leur ciel est le fruit de
notre imagination. De plus, le sentiment religieux dérive des rencontres étranges – et c’est ici tout
Deleuze – que nous faisons dans le monde sensible. Que rencontrons-nous ? Des phénomènes inconnus que nous avons
tendance à prendre pour des essences, alors qu’ils ne sont en fait que des accidents. Bref, nous rencontrons des
phénomènes accidentels. Mais faire de ces accidents des essences : voilà
l’erreur fondamentale, sous-jacente aux superstitions ainsi qu’à l’idolâtrie –
artifices issus du délire humain.
Le second pôle de la religion concerne le théisme, relevant quant à lui de l’extension de la connaissance. D’emblée,
il s’agit d’une fiction, d’un débordement de l’imagination – ou, dans
les termes de Deleuze, d’un simulacre de
croyance. Le tout présuppose à la base une répétition parlée, c’est-à-dire
une tradition orale ou écrite en rapport avec des « miracles », des
témoignages venant des prêtres, etc. Alors que le polythéisme relève de la
diversité des passions, le théisme est plutôt lié à une unité du spectacle de la Nature. Et cette unité résulte bien sûr
des principes d’association tels que la ressemblance et la causalité.
Polythéisme et théisme – diversité accidentelle des passions rencontrées et
unité fictive d’une connaissance débordante : voilà les deux pôles de la
religion, qui s’avère au final un système
de règles extensives.
Toujours la religion déborde les limites de
l’expérience, suivant l’interprétation deleuzienne de Hume. Par l’effet du
monde et de la Nature, elle prétend prouver Dieu; mais cet effet, elle le
grossit démesurément, d’autant qu’elle nie tout désordre dans la réalité. Elle
plonge dans un délire fictif jusqu’à en faire un faux usage de la notion de
causalité. Comme nous l’avons vu dans les chapitres antérieurs, la cause de
toutes choses est et ne peut que demeurer un mystère. C’est d’ailleurs pourquoi, aux dires de Hume, la
philosophie n’a rien à dire sur la cause des principes d’association – bref, sur
l’origine de leur pouvoir. Que deux atomes d’impressions ou d’idées soient liés
de manière évidente, soit; mais l’origine d’une telle liaison, à savoir la cause,
n’en est pas moins inconnue. Or, c’est dans ce mystère que s’inscrit Dieu, lequel
ne peut être pensé que négativement,
hors des principes d’association, si l’on tient à attribuer une quelconque
validité au théisme. Dieu ou la causalité peut donc être pensé, mais jamais connu! Pensé de quelle façon ?
Sous la forme d’un accord entre les
principes de la nature humaine et la Nature. Sous une forme analogique, donc. Dieu n’est ainsi qu’une
idée générale, vide de contenu – à moins qu’il soit identifié aux modes
d’apparition de l’expérience. Comme si l’unité théiste cherchait à extraire une
connaissance de soi par l’entremise de la diversité polythéiste… Deleuze
qualifie d’ailleurs une telle analogie de partielle;
car, l’idée de Dieu se trouve mutilée.
Hume semble même écarter la religion de la culture, la religion n’ayant gardé
que le frivole dans l’extension. Débordement délirant de l’imagination. Rien
d’autre.
Du reste, Deleuze soulève trois usages fictifs
du principe de causalité chez Hume. Le premier se définit par des répétitions
qui ne procèdent pas de l’expérience. Le second se définit quant à lui par un
objet particulier – lequel n’en est pas vraiment un – qui ne peut se répéter, à
savoir le Monde. Enfin, la troisième
causalité fictive-débordante concerne la croyance
à l’existence distincte et continue des corps. Via cette causalité, nous
conférons à un objet plus de cohérence et de régularité que nous n’en observons
dans la perception. Ainsi la continuité et la distinction sont-elles des
illusions de l’imagination; de fait, elles concernent ce dont l’expérience est
impossible, tant pour les sens que pour l’entendement.
Or, chez Hume, la fiction est un principe de la
nature humaine, étant donné que l’imagination a recours aux principes d’association
de l’entendement; et, de la sorte, la collection des idées constitutives de l’esprit
se change en système de savoir. Les
perceptions sont saisies – capturées ? – en tant que séparées de l’esprit. En d’autres
termes, les impressions sont arrachées au
sens. L’objet de l’idée obtient alors une existence indépendante des sens,
lesquels ont été dépassés. Et voilà le système achevé sous l’aspect d’une « identité »
du Monde. Des principes de la nature, on se retrouve dans un domaine fictif, là
où la continuité et la distinction surgissent en tant qu’illusions. D’où le
caractère principiel de la fiction, le Monde n’étant – au même titre que Dieu –
qu’une idée de l’imagination, constitué par celle-ci en tant qu’elle est créatrice. La croyance à l’existence des
corps relève donc du principe d’identité
comme pure fiction, de la confusion,
une identité étant attribuée à des impressions semblables, puis de la fiction de l’existence continue. Le tout
résulte d’un mauvais usage des principes d’association; car, en réalité, le
cours de nos impressions est interrompu. L’imagination s’étend trop, la raison
ne corrige pas assez. Il y a une exacerbation de l’extension fantaisiste et une
atrophie de l’entendement réflexif. L’imagination en tant que fiction devenue
principe (imagination constituée) se
retourne contre les principes qui la fixent et la corrigent (imagination constituante). L’identité prend le
dessus sur le cours discontinu des choses, et le système qui en découle n’est
qu’un délire fou et illusoire. C’est
le triomphe de la fantaisie et de la cosmologie en tant que système synthétique
du Monde.
Nous devons somme toute accepter la contradiction
entre les principes de la nature et l’imagination tournée contre ces principes sous
l’influence de la fiction débordante. Deleuze considère pour sa part cette
contradiction comme un « état de démence ». Cet état consiste à
référer la nature à l’esprit, contrairement au bon sens, où c’est l’esprit qui
est référé à la nature, suivant les règles correctives de l’entendement. Or,
tout comme le théisme semble découler du polythéisme – ou l’unité de la
diversité – un tel bon sens surgit souvent de la démence, par où tout penseur
solitaire doit passer. Peut-être faut-il alors délirer un peu dans la religion
et la cosmologie – Dieu et le Monde – afin de retrouver le sens de la nature et
la pratique qui en découle, aussi illusoire soit cette opération synthétique de
l’entendement ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire