lundi 9 juin 2014

Empirisme et subjectivité (chapitre 4) : Dieu et le monde

Dieu et le Monde : voilà les deux objets étudiés par Deleuze dans le quatrième chapitre d'Empirisme et subjectivité. À partir de Hume, il démontre de quelle façon l'imagination peut déborder de ses limites extensives, hors de la portée de l'entendement qui ne suit guère son rythme, ne pouvant dès lors corriger le délire fantaisiste qui en découle. Des principes de la nature, la fiction devient elle-même un principe. Et ce nouveau principe se retourne contre les principes naturels... L'imagination se retourne contre elle-même... Un état de démence en résulte.

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« Il faut aller jusqu’au fond de la démence et de la solitude, pour trouver l’élan du bon sens. »
Gilles Deleuze, Empirisme et subjectivité, p. 88.

Deleuze nous rappelle dès le début du quatrième chapitre d’Empirisme et subjectivité qu’il y a chez Hume quatre sortes de règles : les règles extensives et correctives de la passion et ces mêmes règles du côté de la connaissance. Par ailleurs, passion et connaissance constituent deux pôles de la religion, que Deleuze prend soin de développer. Le premier est celui du polythéisme, lié aux passions en tant qu’elles sont diverses. Ici, le sentiment religieux revêt toute son importance, puisqu’il découle des passions; en effet, les dieux du polythéisme ne sont pas autre chose que l’extension des passions. Autrement dit, ils sont l’écho ou la réflexion des passions, tandis que leur ciel est le fruit de notre imagination. De plus, le sentiment religieux dérive des rencontres étranges – et c’est ici tout Deleuze – que nous faisons dans le monde sensible. Que rencontrons-nous ? Des phénomènes inconnus que nous avons tendance à prendre pour des essences, alors qu’ils ne sont en fait que des accidents. Bref, nous rencontrons des phénomènes accidentels. Mais faire de ces accidents des essences : voilà l’erreur fondamentale, sous-jacente aux superstitions ainsi qu’à l’idolâtrie – artifices issus du délire humain.
Le second pôle de la religion concerne le théisme, relevant quant à lui de l’extension de la connaissance. D’emblée, il s’agit d’une fiction, d’un débordement de l’imagination – ou, dans les termes de Deleuze, d’un simulacre de croyance. Le tout présuppose à la base une répétition parlée, c’est-à-dire une tradition orale ou écrite en rapport avec des « miracles », des témoignages venant des prêtres, etc. Alors que le polythéisme relève de la diversité des passions, le théisme est plutôt lié à une unité du spectacle de la Nature. Et cette unité résulte bien sûr des principes d’association tels que la ressemblance et la causalité. Polythéisme et théisme – diversité accidentelle des passions rencontrées et unité fictive d’une connaissance débordante : voilà les deux pôles de la religion, qui s’avère au final un système de règles extensives.
Toujours la religion déborde les limites de l’expérience, suivant l’interprétation deleuzienne de Hume. Par l’effet du monde et de la Nature, elle prétend prouver Dieu; mais cet effet, elle le grossit démesurément, d’autant qu’elle nie tout désordre dans la réalité. Elle plonge dans un délire fictif jusqu’à en faire un faux usage de la notion de causalité. Comme nous l’avons vu dans les chapitres antérieurs, la cause de toutes choses est et ne peut que demeurer un mystère. C’est d’ailleurs pourquoi, aux dires de Hume, la philosophie n’a rien à dire sur la cause des principes d’association – bref, sur l’origine de leur pouvoir. Que deux atomes d’impressions ou d’idées soient liés de manière évidente, soit; mais l’origine d’une telle liaison, à savoir la cause, n’en est pas moins inconnue. Or, c’est dans ce mystère que s’inscrit Dieu, lequel ne peut être pensé que négativement, hors des principes d’association, si l’on tient à attribuer une quelconque validité au théisme. Dieu ou la causalité peut donc être pensé, mais jamais connu! Pensé de quelle façon ? Sous la forme d’un accord entre les principes de la nature humaine et la Nature. Sous une forme analogique, donc. Dieu n’est ainsi qu’une idée générale, vide de contenu – à moins qu’il soit identifié aux modes d’apparition de l’expérience. Comme si l’unité théiste cherchait à extraire une connaissance de soi par l’entremise de la diversité polythéiste… Deleuze qualifie d’ailleurs une telle analogie de partielle; car, l’idée de Dieu se trouve mutilée. Hume semble même écarter la religion de la culture, la religion n’ayant gardé que le frivole dans l’extension. Débordement délirant de l’imagination. Rien d’autre.
 

Du reste, Deleuze soulève trois usages fictifs du principe de causalité chez Hume. Le premier se définit par des répétitions qui ne procèdent pas de l’expérience. Le second se définit quant à lui par un objet particulier – lequel n’en est pas vraiment un – qui ne peut se répéter, à savoir le Monde. Enfin, la troisième causalité fictive-débordante concerne la croyance à l’existence distincte et continue des corps. Via cette causalité, nous conférons à un objet plus de cohérence et de régularité que nous n’en observons dans la perception. Ainsi la continuité et la distinction sont-elles des illusions de l’imagination; de fait, elles concernent ce dont l’expérience est impossible, tant pour les sens que pour l’entendement.
Or, chez Hume, la fiction est un principe de la nature humaine, étant donné que l’imagination a recours aux principes d’association de l’entendement; et, de la sorte, la collection des idées constitutives de l’esprit se change en système de savoir. Les perceptions sont saisies – capturées ? – en tant que séparées de l’esprit. En d’autres termes, les impressions sont arrachées au sens. L’objet de l’idée obtient alors une existence indépendante des sens, lesquels ont été dépassés. Et voilà le système achevé sous l’aspect d’une « identité » du Monde. Des principes de la nature, on se retrouve dans un domaine fictif, là où la continuité et la distinction surgissent en tant qu’illusions. D’où le caractère principiel de la fiction, le Monde n’étant – au même titre que Dieu – qu’une idée de l’imagination, constitué par celle-ci en tant qu’elle est créatrice. La croyance à l’existence des corps relève donc du principe d’identité comme pure fiction, de la confusion, une identité étant attribuée à des impressions semblables, puis de la fiction de l’existence continue. Le tout résulte d’un mauvais usage des principes d’association; car, en réalité, le cours de nos impressions est interrompu. L’imagination s’étend trop, la raison ne corrige pas assez. Il y a une exacerbation de l’extension fantaisiste et une atrophie de l’entendement réflexif. L’imagination en tant que fiction devenue principe (imagination constituée) se retourne contre les principes qui la fixent et la corrigent (imagination constituante). L’identité prend le dessus sur le cours discontinu des choses, et le système qui en découle n’est qu’un délire fou et illusoire. C’est le triomphe de la fantaisie et de la cosmologie en tant que système synthétique du Monde.
Nous devons somme toute accepter la contradiction entre les principes de la nature et l’imagination tournée contre ces principes sous l’influence de la fiction débordante. Deleuze considère pour sa part cette contradiction comme un « état de démence ». Cet état consiste à référer la nature à l’esprit, contrairement au bon sens, où c’est l’esprit qui est référé à la nature, suivant les règles correctives de l’entendement. Or, tout comme le théisme semble découler du polythéisme – ou l’unité de la diversité – un tel bon sens surgit souvent de la démence, par où tout penseur solitaire doit passer. Peut-être faut-il alors délirer un peu dans la religion et la cosmologie – Dieu et le Monde – afin de retrouver le sens de la nature et la pratique qui en découle, aussi illusoire soit cette opération synthétique de l’entendement ?

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