Enfonçons-nous maintenant dans l'un des plateaux de Mille plateaux, soit le troisième (l'ordre est sans importance; de toute manière, toute philosophie ne commence que par le milieu...) Réflexions sur la matière, sur le processus d'agglomération de la matière moléculaire en composés molaires. Capture, emprisonnement sous forme de strates... Flux intensifs passés au crible de la sédimentation et du plissement pour devenir des contenus substantifiés, formés. Passage de la souplesse à la dureté via des phénomènes d'encodages et de territorialisations. Que dire de plus ?...
*
« Les
strates étaient des jugements de Dieu, la stratification générale était le
système entier du jugement de Dieu (mais la terre, ou le corps sans organes, ne
cessait de se dérober au jugement, de fuir et de se destratifier, de se décoder,
de se déterritorialiser. »
Gilles
Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, p. 54.
Le corps sans organes – singulièrement
nommé « Terre » dans ce plateau, suivant les propos du professeur
Challenger (Deleuze et Guattari s’avancent masqués…) – est traversé de matières instables, c’est-à-dire de flux
d’intensités. À vrai dire, la matière est
le corps sans organes (ou le plan de consistance, bien qu’il y ait une nuance
entre celui-ci et le corps sans organes). Nous faisons ici allusion à une
matière en tant que corps non formé,
d’où son caractère instable. Elle n’est à ce stade ni organisée, ni stratifiée,
voire même ni déstratifiée. Elle est ce qui coule sur le corps sans organes
sous l’aspect de singularités
préphysiques, et de ce fait prévitales.
Que de flux libres, peut-être même chaotiques… Tel est le point de vue du moléculaire, selon la vision
deleuzo-guattarienne propre à Mille
plateaux. Flux libres, coulant sans cesse; matières singulières, traversant
le corps sans organes – nous sommes ici situé au niveau préphysique et prévital;
comment diable le corps pourrait-il avoir des organes ?... – Molécules
intensives, et rien d’autre.
Mais tout n’est pas si simple. C’est qu’en même temps,
l’ensemble se stratifie; en effet, la
matière prend forme, et les flux
intensifs sont capturés par les strates.
Celles-ci les emprisonnent, comme autant de « trous noirs » qui
aspirent sans cesse ce qui passe autour… Et le plan de consistance – de là sa
distinction avec le corps sans organes – s’épaissit, se gonfle de par la stratification qui opère. Des couches se
forment à mesure que la matière est formée, de moins en moins chaotique, de
moins en moins moléculaire. Les couches comportent quant à elles deux faces. La
première (métastrate) est tournée vers le corps sans organes et le plan de
consistance, là où la matière fluente demeure instable. La seconde
(interstrate) est tournée de l’autre côté, à savoir vers les strates. De ces
deux directions découlent, au sein du processus de stratification, une double articulation.
D’abord, du point de vue de la métastrate (tournée vers le
moléculaire fluent) s’inscrit un phénomène de sédimentation. Des unités moléculaires métastables (substances)
sont choisies et prélevées sur la matière non formée. Un ordre de liaisons et
de successions (formes) est alors imposé à celle-ci. Les flux intensifs se
trouvent du même coup ordonnés, et la matière, formée. Cette
articulation-sédimentation est dite souple,
car elle concerne le moléculaire, qui est ordonné.
Et puis, en ce qui concerne l’interstrate (tourné vers les
strates elles-mêmes), Deleuze et Guattari parlent de plissement. Des structures stables sont mises en place de manière
compacte et fonctionnelle (forme). Cela occasionne la production de composés molaires (substances) de par
l’actualisation des structures. Cette articulation-plissement est décrite comme
dure, car en rapport non plus avec le
moléculaire, mais avec le molaire organisé.
C’est d’ailleurs ici que s’effectuent les phénomènes de centrage,
d’unification, de totalisation, de hiérarchisation, etc.
C’est tout un jeu de formes et de substances qui s’effectue
à travers la double articulation (sédimentation/plissement), laquelle se
distribue de façon inconstante. Du moléculaire souple propre au corps sans
organes, traversé de matières non formées, de flux intensifs et de singularités
chaotiques, on passe au molaire dur propre au plan de consistance épaissi par
les strates, lieu de la matière formée, des flux capturés, des singularités
emprisonnées… Le tout à cause de la sédimentation ordonnatrice (prélèvement des
molécules) et du plissement organisateur (actualisation des composés molaires).
La matière s’apparente alors à des contenus en tant qu’elle est formée – contenus à leur tour
considérés de deux points de vue. Celui de la substance : telles matières ont été choisies et
prélevées afin d’être formées, c’est-à-dire territorialisées
selon différents degrés. Celui de la forme : ce prélèvement de la matière
s’est fait selon un certain ordre,
suivant des modes d’encodages particuliers. La matière chaotique est donc
passée au crible des codes et des territoires, sa souplesse ayant été formée et
substantifiée en dureté.
Répétons-le : du
moléculaire, on est passé au molaire! La Terre gronde malgré tout… Le corps
sans organes cherche à fuir, à se déstratifier selon des phénomènes de décodage
et de déterritorialisation. Le plan de consistance a beau s’être gonflé, il
risque toujours de se dégonfler par les fuites du moléculaire. Toute mole n’est mole qu’un temps…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire