mercredi 9 juillet 2014

Mille plateaux (plateau 3) : La géologie de la morale (pour qui elle se prend, la terre ?) (1)

Enfonçons-nous maintenant dans l'un des plateaux de Mille plateaux, soit le troisième (l'ordre est sans importance; de toute manière, toute philosophie ne commence que par le milieu...) Réflexions sur la matière, sur le processus d'agglomération de la matière moléculaire en composés molaires. Capture, emprisonnement sous forme de strates... Flux intensifs passés au crible de la sédimentation et du plissement pour devenir des contenus substantifiés, formés. Passage de la souplesse à la dureté via des phénomènes d'encodages et de territorialisations. Que dire de plus ?...

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« Les strates étaient des jugements de Dieu, la stratification générale était le système entier du jugement de Dieu (mais la terre, ou le corps sans organes, ne cessait de se dérober au jugement, de fuir et de se destratifier, de se décoder, de se déterritorialiser. »
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, p. 54.


Le corps sans organes – singulièrement nommé « Terre » dans ce plateau, suivant les propos du professeur Challenger (Deleuze et Guattari s’avancent masqués…) – est traversé de matières instables, c’est-à-dire de flux d’intensités. À vrai dire, la matière est le corps sans organes (ou le plan de consistance, bien qu’il y ait une nuance entre celui-ci et le corps sans organes). Nous faisons ici allusion à une matière en tant que corps non formé, d’où son caractère instable. Elle n’est à ce stade ni organisée, ni stratifiée, voire même ni déstratifiée. Elle est ce qui coule sur le corps sans organes sous l’aspect de singularités préphysiques, et de ce fait prévitales. Que de flux libres, peut-être même chaotiques… Tel est le point de vue du moléculaire, selon la vision deleuzo-guattarienne propre à Mille plateaux. Flux libres, coulant sans cesse; matières singulières, traversant le corps sans organes – nous sommes ici situé au niveau préphysique et prévital; comment diable le corps pourrait-il avoir des organes ?... – Molécules intensives, et rien d’autre.
Mais tout n’est pas si simple. C’est qu’en même temps, l’ensemble se stratifie; en effet, la matière prend forme, et les flux intensifs sont capturés par les strates. Celles-ci les emprisonnent, comme autant de « trous noirs » qui aspirent sans cesse ce qui passe autour… Et le plan de consistance – de là sa distinction avec le corps sans organes – s’épaissit, se gonfle de par la stratification qui opère. Des couches se forment à mesure que la matière est formée, de moins en moins chaotique, de moins en moins moléculaire. Les couches comportent quant à elles deux faces. La première (métastrate) est tournée vers le corps sans organes et le plan de consistance, là où la matière fluente demeure instable. La seconde (interstrate) est tournée de l’autre côté, à savoir vers les strates. De ces deux directions découlent, au sein du processus de stratification, une double articulation.
D’abord, du point de vue de la métastrate (tournée vers le moléculaire fluent) s’inscrit un phénomène de sédimentation. Des unités moléculaires métastables (substances) sont choisies et prélevées sur la matière non formée. Un ordre de liaisons et de successions (formes) est alors imposé à celle-ci. Les flux intensifs se trouvent du même coup ordonnés, et la matière, formée. Cette articulation-sédimentation est dite souple, car elle concerne le moléculaire, qui est ordonné.
Et puis, en ce qui concerne l’interstrate (tourné vers les strates elles-mêmes), Deleuze et Guattari parlent de plissement. Des structures stables sont mises en place de manière compacte et fonctionnelle (forme). Cela occasionne la production de composés molaires (substances) de par l’actualisation des structures. Cette articulation-plissement est décrite comme dure, car en rapport non plus avec le moléculaire, mais avec le molaire organisé. C’est d’ailleurs ici que s’effectuent les phénomènes de centrage, d’unification, de totalisation, de hiérarchisation, etc.
 

C’est tout un jeu de formes et de substances qui s’effectue à travers la double articulation (sédimentation/plissement), laquelle se distribue de façon inconstante. Du moléculaire souple propre au corps sans organes, traversé de matières non formées, de flux intensifs et de singularités chaotiques, on passe au molaire dur propre au plan de consistance épaissi par les strates, lieu de la matière formée, des flux capturés, des singularités emprisonnées… Le tout à cause de la sédimentation ordonnatrice (prélèvement des molécules) et du plissement organisateur (actualisation des composés molaires).
La matière s’apparente alors à des contenus en tant qu’elle est formée – contenus à leur tour considérés de deux points de vue. Celui de la substance : telles matières ont été choisies et prélevées afin d’être formées, c’est-à-dire territorialisées selon différents degrés. Celui de la forme : ce prélèvement de la matière s’est fait selon un certain ordre, suivant des modes d’encodages particuliers. La matière chaotique est donc passée au crible des codes et des territoires, sa souplesse ayant été formée et substantifiée en dureté.
Répétons-le : du moléculaire, on est passé au molaire! La Terre gronde malgré tout… Le corps sans organes cherche à fuir, à se déstratifier selon des phénomènes de décodage et de déterritorialisation. Le plan de consistance a beau s’être gonflé, il risque toujours de se dégonfler par les fuites du moléculaire. Toute mole n’est mole qu’un temps…

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