À présent, c'est le rapport entre le contenu et l'expression que font intervenir Deleuze et Guattari au sein de la double articulation. Il en résulte une nouvelle terminologie, empruntée en partie à Geoffroy Saint-Hilaire, naturaliste français du XIXe siècle. Le thème central de cette partie : les machines abstraites et les Animaux abstraits cherchent à se développer (comme l'expression formelle d'un contenu substantiel, et vice-versa, tout se mêlant et se recoupant de manière rhizomatique...), mais ils se heurtent au milieu où ils se trouvent, c'est-à-dire à leurs voisins. Leurs éléments anatomiques ne peuvent donc s'effectuer que de façon imprécise, engendrant du même coup des différences de toutes sortes, suivant différents degrés. Le tout est à considérer du point de vue de l'embryogenèse en tant que réalisation autonome d'un même abstrait (et non d'un point de vue évolutif, ce que nous verrons dans la partie suivante). Sans plus attendre, voici les principales idées de Deleuze et Guattari, obscures, j'en conviens, mais pleines de sens.
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« Exprimer,
c'est toujours chanter la gloire de Dieu. Toute strate étant un jugement de
Dieu, ce ne sont pas seulement les plantes et les animaux, les orchidées et les
guêpes qui chantent ou s'expriment, ce sont les rochers et même les fleuves,
toutes les choses stratifiées de la terre.
»
Gilles
Deleuze et Félix Guattari,
Mille Plateaux, p. 58.
Après la formation de la matière moléculaire en composés
molaires, c’est la notion d’expression qui intéresse Deleuze et Guattari dans la « Géologie
de la morale ». L’expression regroupe les structures fonctionnelles, lesquelles sont à considérer de deux
points de vue : celui de l’organisation
de la forme et celui de la substance
formant des composés. Au demeurant, la double articulation peut être
traduite en termes de contenu
(sédimentation) et d’expression
(plissement). Notons qu’on parle ici de contenu et d’expression et non de substance
et de forme pour deux raisons. La première est que tout contenu revêt une
substance et une forme; et
inversement, toute expression a une forme et
une substance. Forme et substance sont donc toutes deux impliquées à la fois
dans le contenu et dans l’expression. La deuxième raison consiste en ceci que
seule la distinction entre le contenu et l’expression s’avère réelle, celle entre la substance et la
forme étant seulement mentale ou modale. De plus, le contenu et l’expression
sont des relatifs en tant qu’ils varient d’une strate à l’autre, en plus
de s’essaimer l’un dans l’autre –
toute articulation de contenu étant une expression
relative, et toute articulation d’expression étant un contenu relatif. Et puis, entre les deux, les états intermédiaires
s’accumulent en couches constitutives d’un système stratifié.
Que d’agencements aux articulations multiples et relatives,
où rien n’est exclusif mais toujours en liaisons réciproques!
Ensuite, Deleuze et Guattari s’intéressent à une conception de la
stratification issue du XIXe siècle : celle de Geoffroy
Saint-Hilaire. Chez celui-ci, la matière pure du plan de consistance – d’inconsistance
? – à savoir la matière hors strates,
s’apparente à des particules décroissantes, ou encore à des flux élastiques qui se déploient en
rayonnant dans l’espace. Le processus de cette fuite, de cette division infinie
sur le plan de consistance, s’appelle combustion.
Quant au processus inverse, constitutif des strates – là où les particules
semblables sont groupées en molécules et en atomes de plus en plus gros vers
des ensembles molaires – il s’agit de l’électrisation. Encore la double articulation! Sédimentation-combustion et
plissement-électrisation. Contenu et expression…
Il est à préciser que les matières moléculaires, de même
que les éléments substantiels ou les relations (ou liaisons) formelles, peuvent
être les mêmes sur une strate; c’est-à-dire qu’une strate organique recèle une
certaine unité de composition – un même
Animal abstrait, une même machine abstraite, les mêmes matériaux moléculaires,
connexions formelles ou éléments anatomiques d’organes. Mais il en est autrement en ce qui concerne les molécules, les
substances et les formes! Autrement dit, les molécules, les substances
composées (ou organes) et les formes substantielles diffèrent entre elles. Au sein de cet immense jeu de molécules, les
contenus et les expressions se différencient toujours plus à mesure que les
strates se gonflent en composés molaires sur le plan de consistance; par
exemple, sous la forme de molécules organiques. Le corps sans organes est peut-être le même, le corps
organisé n’en contient pas moins une panoplie de multiplicités distinctes.
Pour le reste, sur la strate, les matériaux n’atteignent
pas partout le degré qui leur permettrait d’effectuer un ensemble précis. Tel
que mentionné plus haut, toute expression de contenu est relative, au même
titre que tout contenu d’expression; de sorte que les éléments anatomiques se
trouvent ici et là arrêtés ou inhibés… Par quoi ?... Par l’influence du milieu, c’est-à-dire par la
pression des voisins. Il s’ensuit que les éléments anatomiques se différencient
à travers la composition d’organes différents. En somme, les connexions
formelles des éléments anatomiques sont déterminées à s’effectuer dans des
formes et des dispositions différentes.
Ainsi un même Animal abstrait – ou, plus généralement, une même machine
abstraite – se réalisera-t-il sur une strate aussi parfaitement qu’il le pourra, suivant le milieu et l’entourage.
Il y aura néanmoins des arrêts et des inhibitions pour contrer le tout,
bloquant de ce fait l’atteinte des degrés précis tout en engendrant les
différences organiques.
Deleuze et Guattari mentionnent au passage qu’il ne s’agit pas encore ici
d’évolution – au sens darwinien du terme – mais de réalisations autonomes d’un même abstrait dans une perspective
embryogénétique. Ainsi, à tel ou tel degré de développement, les embryons sont
arrêtés/inhibés – et dans le pire des cas, comme le mentionne Geoffroy
Saint-Hilaire, il en résulte des Monstres… Mais ce qui importe, c’est le jeu de
molécules où divers « règlements de compte » s’effectuent. Les
machines abstraites ou les Animaux abstraits font rhizome, parfois sous un mode
d’expressions aux communications atypiques; car, quoi de plus atypiques que les
différences issues de ce jeu de strates à mi-chemin entre le moléculaire et le
molaire ? Quoi de plus atypiques que ces expressions de contenu relatives,
imprécises selon les tentatives de développement de l’Animal abstrait, qui
risque toujours d’engendrer quelque chose de monstrueux ?...