Le chapitre éponyme d'Empirisme et subjectivité est sans aucun doute le cœur de l'ouvrage, d'où sa densité. Il est difficile de résumer cette partie de l'ouvrage, mais essayons tout de même : on y trouve expliqué le passage de la Nature (les impressions sensibles données à l'esprit et à l'imagination sous la forme d'une collection de perceptions) à la nature humaine (le sujet qui croit et invente grâce à une synthèse de l'esprit et de l'imagination, celle-ci étant devenue faculté ou système, au même titre que la temporalité, qui n'est plus seulement une structure de l'esprit, mais une synthèse du présent et du passé en vue de l'avenir). Deleuze y mentionne d'ailleurs le propos qu'il retiendra toute sa vie durant, au fil de ses ouvrages : les relations sont extérieures à leurs termes. Autrement dit, la forme des principes d'association se trouve au-delà des données atomiques de la perception... Idée qui sera reprise notamment dans Logique du sens sous la forme d'une théorie des événements en tant qu'extérieurs à la matérialité du monde. L'incorporalité extérieur à la corporalité. C'est à partir de Hume que Deleuze a développé cette idée qui constituera son empirisme transcendantal, sans négliger ses brèves références à James et Russell. Pour le reste, voici le résumé du chapitre « Empirisme et subjectivité ».
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« Le sujet
est cette instance qui, sous l’effet d’un principe d’utilité, poursuit un but,
une intention, organise des moyens en vue d’une fin, et, sous l’effet de
principes d’association, établit des relations entre les idées. Ainsi […] la
collection des perceptions devient un système quand celles-ci sont organisées. »
Gilles
Deleuze, Empirisme et subjectivité,
p. 109.
L’essence de l’empirisme s’inscrit dans le
problème de la subjectivité, insiste Deleuze dans le cinquième chapitre de son
livre sur Hume. Il s’agit en somme du problème du mouvement de se développer soi-même, ce qui est le propre du sujet.
Quant au contenu de la subjectivité, ce n’est que médiation et transcendance.
Le mouvement de développement du sujet – le devenir autre – est d’ailleurs double. Premièrement, le sujet se dépasse à travers l’inférence et la
croyance. D’où la médiation-transcendance. De fait, le sujet infère quelque
chose de non donné à partir du donné : César est mort, le soleil se
lèvera… Et il croit, c’est-à-dire qu’il juge et se pose comme sujet, affirmant ainsi
plus qu’il ne sait; en d’autres termes, le sujet croit en présumant des pouvoirs secrets à partir d’une
connexion inconnue, quoiqu’inférée. Deuxièmement, le sujet se réfléchit à travers l’invention et l’artifice. Le tout
s’effectue par et dans les jugements moraux, esthétiques ou sociaux – lieu où
le sujet invente en supposant des pouvoirs
abstraits. Voilà donc la double puissance de la subjectivité : le sujet croit et invente – il se
dépasse par la croyance en des pouvoirs secrets et se réfléchit par l’invention
en s’adonnant à des pouvoirs abstraits.
Deleuze écrit ensuite que le sujet humien est normatif, suivant ces deux sens de la
subjectivité. Il crée des normes,
soit des règles générales. Les pouvoirs de la Nature ont beau échapper à sa
conscience, le sujet croit en inférant, depuis une partie donnée de cette
Nature, une partie non donnée. Et à
partir de cette croyance, il invente en distinguant des pouvoirs et en forgeant
des totalités fonctionnelles, non données dans la Nature. Est-ce à dire que le
sujet constitue une synthèse du donné,
à savoir un système ? C’est bien le
cas chez Hume. Et pourtant, la subjectivité elle-même se constitue dans le
donné. La synthèse forgée ou le système : voilà donc le sujet constitué! Il
s’ensuit que ce n’est pas à un sujet que le donné est donné, le sujet étant
possible grâce à ce donné. D’ailleurs,
un tel donné n’est autre que le flux du
sensible. Une collection d’impressions et d’images – bref, l’ensemble des perceptions. Et c’est à
partir de cet ensemble que le sujet se constitue, suivant le double mouvement :
croyance et invention. Or, le donné comme tel est dénué de toute identité, de toute
loi. Il apparaît, se meut, change, sans plus… Il serait donc absurde de
considérer le sujet identitaire comme donné, son origine étant dénuée d’identité.
Il ne peut qu’être construit. Ce
problème empirique est d’ailleurs, au regard de Deleuze, le grand mérite de
Hume.
Le point de départ de l’empirisme se trouve au
demeurant dans l’expérience de l’ensemble du donné, c’est-à-dire dans la
succession mouvementée des perceptions distinctes, dont la collection compose
l’esprit et l’imagination. Ceux-ci ne sont donc pas une faculté ou un principe
d’organisation, étant plutôt l’ensemble des impressions sensibles. C’est dans
la succession qu’a lieu l’expérience
de telles impressions, à savoir dans le mouvement
des idées séparables – ou différentes
car séparables. Et rien ne précède cette expérience. Elle est la seule. Et, selon
les propos vus plus haut, aucun sujet n’est impliqué. Insistons : il n’y a
ici ni loi ni identité, et par suite aucune substance dont elle serait le mode.
S’il y a substance, il s’agit seulement de chaque perception – et non d’un quelconque
support qui précéderait l’expérience. Ainsi les perceptions ou les impressions
sensibles sont-elles les seules substances qui soient. C’est pourquoi l’empirisme
serait, selon Deleuze, une critique d’une philosophie de la substance. Pour le
reste, toute impression-perception est innée,
non représentative. Et la collection des perceptions en tant
qu’idées-impressions – lieu du donné – présuppose la division de ces mêmes
perceptions; de sorte que, selon un thème cher à Deleuze, l’un des principes
fondamentaux de l’empirisme n’est autre que le principe de différence.
C’est donc de la plus petite idée – par
exemple, le grain de sable, voire sa partie – que se réclame l’esprit en tant
qu’ensemble du donné. Une telle idée-limite est absolument indivisible. Sans doute y a-t-il des choses plus petites que les
plus petits corps qui nous apparaissent; mais, selon Hume, il n’y a rien de plus petit que l’impression que nous avons de ces corps,
ou de l’idée que nous nous en faisons. La plus petite idée-impression s’avère
le point sensible – et non physique
ou mathématique. C’est que le point physique est déjà étendu, encore divisible,
tandis que le point mathématique n’est qu’un néant, une non-existence. Entre
les deux, là où s’inscrit le point sensible, il y a l’existence réelle, d’où part l’étendue
réelle. C’est donc là que se situe le point sensible ou l’atome, lequel est visible, tangible,
coloré, solide… L’atome n’a en lui-même pas d’étendue, celle-ci résultant
plutôt d’une collection d’atomes; en
effet, l’idée de l’espace découle de l’idée de différents points visibles et
tangibles, c’est-à-dire de différents points sensibles. De même, le temps
s’inscrit dans la succession perceptible des impressions changeantes, se
succédant suivant le principe de différence.
Une question s’impose d’emblée : où
l’espace et le temps se situent-ils par rapport au donné ? Découlent-ils de
celui-ci ? Non, répond Deleuze. Espace et temps ne découlent pas du donné, mais
de l’esprit, c’est-à-dire de la collection des idées issues du donné.
Plus simplement, l’espace-temps se trouve dans le donné, et non l’inverse.
C’est par les sens de la vue et du toucher que l’espace surgit, l’étendue étant
la qualité de certaines perceptions. Quant au temps, tout ensemble de
perceptions le présente comme sa qualité. En définitive, il y a deux caractères
objectifs du donné : l’atome en
tant qu’élément indivisible, et la structure
suivant laquelle les différents éléments se distribuent – structure
spatio-temporelle, plus spécifiquement.
Du reste, l’imagination, jusqu’ici une simple
collection, devient une faculté avec
le sujet, tandis que la collection elle-même se change en système; autrement
dit, le donné rassemblé sous un ensemble via les principes d’association est
repris par l’imagination comme faculté de manière à surpasser le donné. C’est
alors que l’esprit devient nature humaine;
du même coup, nous comprenons pourquoi le sujet s’avère une synthèse de
l’esprit par le biais de la croyance et de l’invention. Et de même que
l’imagination se change en faculté, la succession temporelle se change en durée – idée plutôt bergsonienne (!).
Aux côtés de la durée, nous pouvons également parler d’habitude (poussée du
passé) et d’attente (élan vers l’avenir). Par ailleurs, Deleuze ne cache pas
que l’habitude et l’attente constituent une mémoire
bergsonienne, se livrant à une libre interprétation de la pensée humienne.
Puis, il précise que l’habitude est à entendre comme la racine constituante du sujet – celui-ci étant une synthèse du
temps, c’est-à-dire du présent et du passé en vue de l’avenir.
Ensuite, Deleuze affirme que l’attente est la
seule synthèse productive, inventive – et plus spécifiquement créatrice. Ainsi l’avenir est-il lié à
la puissance inventive propre à la subjectivité; de fait, c’est dans l’avenir
que le sujet se réfléchit et, par suite, dépasse
sa partialité et son avidité immédiate via l’instauration d’institutions qui
rendent possible un accord entre les sujets. Quant à la croyance – l’autre
puissance de la subjectivité – elle est l’unité dynamique du présent (tendance)
et du passé (habitude) – cette synthèse constituant en même temps l’avenir. À
des fins d’adaptation au présent, l’expérience passée fait ainsi office de règle de l’avenir. Bref, la croyance résultant du passé permet
l’invention dans l’avenir. Et cela est rendu possible par le passage de la
Nature à la nature humaine – par la transformation de la mémoire de l’esprit en habitude
du sujet. Jusqu’ici, le temps était la structure de l’esprit. Voilà
maintenant qu’il est une synthèse liée de près à la croyance ainsi qu’à
l’invention du sujet. Tout part du donné dans le présent, lieu des tendances;
puis, le passé se constitue dans l’expérience à travers les habitudes, la
répétition de cas semblables, devenant alors l’objet d’une observation. Présent
et passé s’associent enfin grâce aux principes en une synthèse du temps,
donnant lieu à un élan vers l’avenir comme véritable lieu de la création. Le temps comme structure est naturel; le
temps synthétisé relève de la nature humaine.
Deleuze propose alors une nouvelle définition
de l’entendement humien : c’est l’esprit qui, sous l’influence du principe
de l’expérience, réfléchit le temps comme un passé soumis à son observation. De
manière analogue, l’imagination est l’esprit qui, sous le principe de
l’habitude, réfléchit le temps comme un avenir déterminé, rempli par ses
attentes. D’un côté, l’entendement observant le passé; de l’autre,
l’imagination se faisant des attentes quant à l’avenir. Le rapport entre les
deux forme la croyance. Il en découle une double spontanéité. D’abord, une spontanéité des relations : les
idées sont associées dans l’esprit; et dans le corps, c’est le mécanisme des
différentes perceptions qui se trouvent recoupé, cette fois par une spontanéité
physique des relations. Et puis, il y
a une spontanéité de disposition :
les impressions de sensation composent seulement l’esprit tout en lui donnant
une origine, tandis que les impressions de réflexion composent le sujet dans
l’esprit – qualifiant en fait celui-ci comme sujet. C’est alors que l’organisme
se trouve disposé à engendrer des passions : faim, soif, désir sexuel,
amour, haine, orgueil, etc. Aucune disposition corporelle ne correspond à ces
passions. Ce sont les principes de la nature humaine qui ont transformé
l’esprit en un sujet susceptible d’éprouver des passions.
Aux côtés des principes d’association
surgissent aussitôt de nouveaux principes liés aux passions : les principes d’utilité. En effet, le sujet
s’avère l’instance qui, en fonction d’un principe d’utilité, poursuit un but. Il a des intentions et
organise des moyens en vue d’une fin. Le tout s’effectue à la suite des
principes d’association, lesquels, répétons-le, relient des idées de façon à
changer la collection de celles-ci en système. Deleuze n’hésite d’ailleurs pas
à affirmer que le point commun de tous les empiristes consiste en l’extériorité des relations vis-à-vis des
idées. C’est ce que soutenaient William James, avec son pluralisme, et
Bertrand Russell, dans une perspective réaliste. Au demeurant, la structure
spatio-temporelle de l’esprit nous présente sous des formes diverses la
relation des idées à l’ensemble où elles sont intégrées; et chacun des
principes humiens d’association se trouve lié à un aspect particulier de
l’esprit. La contiguïté au sens, la
causalité au temps, la ressemblance à
l’imagination… Le seul point commun
qui les relie est le caractère qualitatif
propre à la nature humaine.
Les idées
complexes sont d’ailleurs l’un des effets des principes d’association.
Relations, substances, modes : autant d’idées générales qui sont évoquées,
groupées et comparées. Le rapport entre le sujet et les idées complexes
s’inscrit dans le langage. À la source des idées complexes se situent les
relations naturelles, c’est-à-dire ce que l’association explique, et les
relations philosophiques, concernant
ce que les associations ne peuvent expliquer. Du côté de la nature, c’est l’aisance de l’immédiateté; du coté de la
nature humaine, c’est la perte de force
et de vivacité de la médiation.
Pourtant, Bergson et Freud ont, comme le
rapporte Deleuze, critiqué vivement les principes d’association sous le
prétexte que ceux-ci n’expliqueraient que la « superficie » de notre
conscience, à savoir la forme de la
pensée au lieu de ses contenus singuliers. De tels contenus profonds ne
pourraient être expliqués que par l’intermédiaire de l’affectivité. Or, Deleuze
défend Hume en mentionnant qu’il n’a jamais dit autre chose. Seulement, les
formes superficielles devaient également être expliquées, en parallèle des
circonstances et de l’affectivité sous-jacentes aux contenus. Il est vrai que,
chez Hume, les circonstances constituent des variables à l’origine de nos
passions; de sorte qu’un ensemble de
circonstances singularise toujours le sujet. Les principes de la passion
doivent cependant s’unir à ceux de l’association pour que le sujet se forme
dans l’esprit – d’où l’importance de considérer tant les contenus singuliers
que la forme de l’association. Les idées s’associent d’un point de vue formel,
certes; mais c’est telle idée qui
s’associe avec telle autre à tel ou tel moment, en ce qui concerne le fond. L’union entre les principes
d’association (forme superficielle) et les principes de la passion (contenu
circonstanciel) compose au demeurant le principe
d’individuation du sujet. Dans le donné, la subjectivité s’est donc
constituée, et la voilà devenue pratique.
La croyance et l’invention y sont manifestement pour quelque chose…